03/12/2025
Décembre, ce mois qui brille et qui pique
Demain, c’est décembre.
Rien que le mot fait surgir deux images très différentes : d’un côté, les guirlandes scintillantes, les odeurs de cannelle, les enfants qui comptent les dodos avant Noël. De l’autre, le silence un peu lourd des appartements chauffés trop fort, les photos posées sur les meubles et les absents qui deviennent soudain très présents.
En tournée, décembre ne se contente jamais de passer inaperçu. Il entre chez les gens avec ses bottes de Père Noël… ou ses sabots de cheval nostalgique.
Chez Madame Raymonde, 89 ans, décembre commence toujours en fanfare. Ce matin, elle m’a accueillie avec un bonnet rouge clignotant sur la tête et un « Vous arrivez juste à temps pour l’ouverture du bal ! ». Le bal, en question, était un réveil-musical qui jouait Petit Papa Noël à fond dans le salon. Elle attend ses enfants, ses petits-enfants, ses arrière-petits-enfants et probablement le voisin si jamais il passe par là. Chez elle, décembre est un marathon de bûches, de cadeaux et d’engueulades affectueuses autour de la dinde. Elle adore ça. Moi, je prends surtout la glycémie entre deux éclats de rire.
Et puis, trois maisons plus loin, il y a Monsieur Léon.
Monsieur Léon, c’est le silence. Un silence poli. Un silence rangé. Un silence qui parle pourtant très fort. Sur la table, une seule tasse. Une seule assiette. Une seule décoration : une petite étoile en bois, posée là depuis que « sa femme la mettait toujours ». Elle est décédée il y a six ans, mais en décembre, elle repasse presque tous les jours. Dans ses phrases. Dans ses gestes. Dans les regards qu’il pose sur le vide du canapé.
Je fais mes soins pendant qu’il me raconte pour la centième fois comment elle faisait le meilleur gratin dauphinois du monde. Je souris, je hoche la tête et je sais très bien que ce gratin n’a jamais existé ailleurs que dans l’amour qu’il lui portait. Mais je le laisse vivre. Chez certains le souvenir est une douleur. Chez d’autres c’est une couverture.
Décembre c’est ce mois étrange où la tristesse porte un pull rouge.
Il y a ceux qui débordent. Et ceux qui se replient.
Ceux qui décorent chaque poignée de porte. Et ceux qui n’osent même plus ouvrir leurs rideaux.
Je navigue de l’un à l’autre avec mon sac de soins et mon stock de sourires réglables selon l’ambiance : sourire “sapin”, sourire “on fait semblant”, sourire “je suis juste là”.
Quelquefois, je me sens un peu comme une infirmière factrice du mois de décembre. J’apporte de l’insuline, des pansements mais aussi des petites miettes de présence. Un mot de plus. Une blague un peu nulle. Une attention en rab. Pour certains patients, je suis la seule carte de vœux vivante de la journée.
Et il y a ces moments complètement improbables, aussi.
Comme Madame Thérèse, qui m’a dit aujourd’hui : « Vous savez, moi, Noël, je m’en fiche un peu… Tant que mon chat est en forme, c’est un bon réveillon. » Son chat m’a regardée avec l’air profondément blasé d’un animal qui sait qu’il est le centre du monde et qu’il n’a rien demandé.
Ou encore Monsieur Bernard, 58 ans, qui refuse catégoriquement toute décoration, mais qui connaît par cœur tous les films de Noël. « Je déteste Noël », me dit-il chaque année… en regardant "Maman, j’ai raté l’avion" pour la quinzième fois.
Décembre, ce mois rassembleur et cruel à la fois, me rappelle toujours pourquoi ce métier est un drôle de choix de vie. Je traverse des bonheurs qui ne sont pas les miens. Des chagrins que je ne peux pas réparer. Et pourtant, je laisse un peu de moi partout, entre deux soins et trois prescriptions.
Je ne sauve pas le monde. Je change parfois un regard. Je réchauffe parfois un cœur. Souvent, je vérifie juste que la perfusion coule.
Mais en décembre plus que jamais, je vois ce que les gens cachent le reste de l’année. Le manque. L’attente. Les souvenirs qui sonnent comme des clochettes un peu rouillées.
Alors demain, décembre arrive.
Il y aura des tables pleines. Et des cuisines vides.
Des rires trop forts. Et des silences trop lourds.
Moi, je passerai de porte en porte avec mon thermomètre, mes aiguilles et ce petit supplément gratuit que personne ne prescrit : une présence humaine presque zen… mais jamais totalement.
En décembre on ne soigne pas seulement les corps. On panse aussi les absences.