27/12/2025
Quand l’émotion de l’enfant est interdite : Du surinvestissement du mental à la reconquête du vivant
Lorsque l’émotion de l’enfant est interdite explicitement par des injonctions (« arrête de pleurer », « ce n’est rien ») ou implicitement par l’indisponibilité psychique de l’adulte il va se mettre en place un mécanisme de répression émotionnelle qui engage bien plus qu’un simple apprentissage comportemental.
Pour l’enfant, il s’agit d’une question de survie psychique : s’adapter au désir de l’autre pour continuer à recevoir de l’amour.
L’amour sous condition et la construction d’un faux self.
Winnicott a montré combien l’enfant dépend, dans les premiers temps de la vie, d’un environnement suffisamment bon pour que son vrai self puisse se déployer. Lorsque l’environnement est défaillant — non pas forcément maltraitant, mais incapable de reconnaître et de contenir les états émotionnels de l’enfant — celui-ci développe un faux self adaptatif, chargé de maintenir le lien au prix d’un renoncement à sa vie pulsionnelle et affective (Winnicott, Jeu et réalité, 1971).
L’enfant apprend alors que ressentir est dangereux, que certaines émotions menacent le lien, et que pour être aimé, il faut se conformer. Ce renoncement n’est pas un choix conscient, mais une organisation défensive précoce.
Le déplacement vers le mental : quand penser remplace sentir.
Dans ce contexte, on assiste fréquemment à un déplacement massif de l’énergie psychique vers la sphère intellectuelle.
Penser devient plus sûr que ressentir. Le mental offre une illusion de maîtrise, de stabilité, là où l’émotion expose à l’imprévisible et à la dépendance à l’autre.
Cette organisation fait écho aux travaux de l’École psychosomatique de Paris, notamment ceux de Pierre Marty, qui décrit chez certains sujets un fonctionnement opératoire : une pensée factuelle, concrète, appauvrie sur le plan fantasmatique, venant colmater les brèches affectives laissées par un défaut de symbolisation précoce (Marty, La psychosomatique de l’adulte, 1990).
Nous devenons ainsi des enfants-adultes brillants, parfois remarquablement adaptés socialement, investissant la réussite, la performance, la reconnaissance extérieure.
Mais cette réussite, lorsqu’elle existe, se révèle souvent profondément insuffisante sur le plan subjectif, car elle ne touche pas le cœur du manque initial : celui d’un amour inconditionnel, éprouvé et incarné.
À l’autre extrême, certains sujets, privés de cet appui interne, se trouvent inhibés, incapables d’entreprendre, paralysés par l’angoisse dès qu’il s’agit d’engager leur désir.
À l’âge adulte : la fissure du mental tout-puissant.
La prise de conscience, à l’âge adulte, de ce surinvestissement du mental marque souvent un tournant. Le sujet réalise que sa pensée est devenue l’interface principale de son rapport au monde, au détriment de l’expérience sensible, émotionnelle, corporelle.
Ce moment de bascule s’accompagne parfois d’un sentiment de vide, de perte de sens, voire de manifestations psychosomatiques. Comme si le psychisme, saturé de concepts et de contrôles, ne parvenait plus à contenir ce qui n’a jamais été véritablement symbolisé.
Didier Anzieu, avec le concept de Moi-peau, éclaire cette fragilité : lorsque les enveloppes psychiques primaires ont fait défaut, le sujet tente de se protéger par des enveloppes secondaires — intellectuelles, idéologiques — qui finissent par se fissurer (Anzieu, Le Moi-peau, 1985).
La redécouverte des portes fermées
Ce travail de prise de conscience ouvre alors la possibilité de redécouvrir les portes émotionnelles que l’enfant avait dû fermer pour rester en lien avec ses parents. Ce qui avait été refoulé — l’irrationnel, l’émotionnel, le sensible — commence à se frayer un chemin vers la conscience.
Dans cette exploration, il ne s’agit pas de renoncer à la pensée, mais de la désenclaver, de lui permettre de redevenir un outil au service de l’expérience, et non un rempart contre elle.
La pièce cachée : symbolisation et ouverture à la subjectivité profonde.
Au-delà de cet « appartement existentiel » où s’accumulent les concepts sur soi et sur le monde, se trouve une pièce cachée, riche de fenêtres ouvertes. Cette métaphore renvoie à ce que la psychanalyse nomme le travail de symbolisation secondaire : la capacité à relier affects, représentations et expériences vécues, afin que la vie psychique retrouve sa profondeur.
René Kaës souligne combien ce travail implique aussi une dimension transgénérationnelle : ce que l’enfant a dû taire ou refouler appartient parfois à une histoire familiale plus vaste, marquée par des traumas non élaborés, transmis silencieusement (Kaës, Le sujet de l’héritage, 1993).
Retrouver la source : l’amour comme expérience vivante.
C’est au moment où le sujet accepte de regarder par ces fenêtres — c’est-à-dire de s’exposer à l’expérience émotionnelle, à la dépendance, à l’altérité — qu’émerge ce que ton texte nomme avec justesse la magie enfouie du vivant.
Cette magie n’est pas mystique : elle est profondément psychique. Elle prend sa source dans cet amour premier, non conditionnel, dont le sujet a manqué, mais qu’il peut progressivement reconstruire dans le lien transférentiel, puis dans sa relation à lui-même et aux autres.
Comme le rappelle Freud, là où le ça était, le je doit advenir — non par la domination du mental, mais par l’intégration vivante de ce qui avait été rejeté hors du champ de la conscience (Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933).
Bibliographie.
Freud, S. (1933). Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse
Winnicott, D.W. (1971). Jeu et réalité
Marty, P. (1990). La psychosomatique de l’adulte
Anzieu, D. (1985). Le Moi-peau
Kaës, R. (1993). Le sujet de l’héritage
📷. Digital Art. Joohyung Seo
Karine Henriquet Psychologue Clinicienne Psychanalyste Psychothérapeute