01/05/2021
Comment pourrait-on penser à autre chose ? Il y a tant à faire au sein de l’immobilité : appuyer le sol fermement des genoux, maintenir le bassin basculé en avant, cambrer les reins, tendre la colonne vertébrale, veiller à ce qu’elle ne s’affaisse pas, qu’elle ne penche pas à gauche ou à droite, redresser la nuque, rentrer le menton, qui, de lui-même, pointe vers l’avant, remonter les mains qui redescendent toutes seules sur les cuisses, replacer à l’horizontale les pouces qui pivotent… Et j’allais oublier la langue qui divague dans la bouche, au lieu de se tenir sagement contre le palais, derrière les incisives.
Comment penser, quand il faut sans cesse contrôler, rectifier la respiration, qui ne s’allonge, ne s’étend, ne s’épanouit que progressivement et à force d’attention incessante ? Tantôt elle n’appuie pas assez sur les intestins, tantôt elle descend trop vite, ou, trop comprimée, remonte trop fort, tantôt, elle n’est plus tout à fait silencieuse, alors qu’on ne devrait rien, absolument rien entendre, pas même ce bruit que fait en glissant le tissu de la robe, quand la cage thoracique se distend ou se referme ?
Je me demande même comment on peut faire tout cela à la fois. Alors, en effet, penser ? Non, vraiment, je n’ai pas le temps. D’ailleurs, si jamais il m’arrive de suivre une pensée malgré moi, se déclenche aussitôt tout un système de signaux d’avertissement : les pouces ont basculé en avant, la colonne vertébrale hésite, la respiration s’inquiète. Alors bon, tout est à reprendre !
Enfin, ça y est : l’équilibre est presque parfait. J’oublie tout, je m’oublie moi-même, je me laisse tomber. J’y vais. Et crac ! Voilà le genou qui se met à gueuler, la posture qui menace de se détraquer. Ah ! Quel métier, vraiment quel métier !
Ces préliminaires franchis – mais quand le sont-ils, quand peut-on dire qu’ils le soient ? - il n’y a plus qu’à se laisser faire, à être seulement le témoin d’une métamorphose mystérieuse qui s’opère toute seule, ou même plutôt, ne pas s’en préoccuper, l’ignorer, et, un jour, on se rendra compte.
Toutefois, cette apparente passivité est en elle-même très positive, très ardue, très absorbante, car, être vraiment passif, vraiment inactif demande un effort considérable, un effort long, patient, continu, obstiné, et parfois presque douloureux.
Pour en savoir plus : ce texte est extrait de « Satori » de Jacques Brosse.