14/11/2021
Il faut se libérer des mots. Aucun mot n’est juste. C’est une fantaisie. Laissons cela aux académiciens. Les mots ne doivent pas être justes : ils sont tous faux. On les emploie toujours dans des sens différents, parce qu’ils ne parlent de rien et qu’il n’est rien de compréhensible. Si le but était de faire comprendre quelque chose, on utiliserait les mots précis. Ici, on veut arriver à cette conviction que l’on ne peut rien comprendre. Quand vous dites: « Oui, j’ai compris », vous avez agrippé une forme infantile. Laissez cette forme vous quitter. Il n’y a rien à comprendre.
L’émotion est une explosion dans un espace, un feu en ébullition : tout est vivant. Pour que cette sensation se déploie, le mot doit mourir. C’est à vous de pressentir ce dont on parle, il n’existe aucun mot pour l’assimiler. C’est une sorte de pressentiment que l’on ne peut pas conceptualiser.
Il est très important de vous arrêter avant de comprendre. S’arrêter avant qu’il y ait compréhension est l’art de vivre au sens profond du yoga cachemirien.
Vous entendez quelque chose, vous observez en vous le mécanisme de vouloir expliquer et vous vous arrêtez avant. C’est comme un chien qui voit un os et à qui on l’enlève quand il va s’en saisir : il y a un instant... comme suspendu ; c’est cet instant qui est essentiel. Il n’y a pas encore l’absence de l’os, le chien n’a pas eu le temps de réaliser que quelque chose a été enlevé.
Émotion, sensation... Tout est juste, tout est faux. On ne peut pas comprendre ce dont on parle. Les poètes ont parfois la capacité d’exprimer ce qui n’est pas conceptualisable.
Quand je sens monter en moi la fantaisie de comprendre, j’observe mon fonctionnement. Comme le chien qui veut l’os, je vis dans la peur, je veux attraper quelque chose, j’ai besoin de repères pour me sécuriser.
Certains veulent définir le type de relation qu’ils entretiennent avec telle personne de leur entourage. Ils veulent savoir si c’est leur amant, leur mari, etc. Ils veulent se situer... On ne peut rien savoir. La beauté d’une relation humaine est d’être indéfinie. À chaque seconde, tout est neuf. L’intimité se joue dans l’instant, pas dans la mémoire, ni dans le futur. Quand on aborde quelqu’un ou la vie sans rien savoir, tout est possible. Chaque situation rencontrée n’a de valeur qu’au présent. Pas une ne peut être supérieure à l’autre.
Donc: regarder en nous ce mécanisme de vouloir savoir, com‐ prendre, s’approprier. C’est la même fantaisie que de vouloir être réalisé. C’est la peur en action. Je connais ce fonctionnement en moi. Je le respecte. Je le laisse libre de prétention, de peur. Je suis disponible. Je ne prétends pas que je devrais être libre de quoi que ce soit... Cette vision est clarté.
Vouloir comprendre, c’est attendre quelque chose. Constater com‐ bien, dans la vie, on est toujours en attente. Il n’y a rien à espérer. Que peut‐il y avoir de plus fort, de plus beau, de plus étonnant, de plus merveilleux que ce qu’il y a dans l’instant, maintenant ?
Voir en nous la fantaisie : ce qu’il y a dans l’instant ne m’intéresse pas. C’est toujours autre chose, ailleurs qui m’accapare, me stimule ; le présent est insignifiant. Nous passons notre vie à nous projeter: demain, quand je serai marié, divorcé, sage, quand je ferai du yoga, de la méditation, quand j’aurai une troisième voiture, un deuxième enfant, alors vraiment ce sera une belle vie... Observez le mécanisme.
On ne peut pas empêcher sa fantaisie de désirer changer. On ne peut pas être différent. On porte ses peurs, ses anxiétés, ses pathologies, ses violences, et c’est merveilleux comme cela. Il n’y a rien à modifier.
Vouloir changer est un ajournement. Ce que je sens est l’essentiel – c’est cela la démarche tantrique.
Eric Baret
De l'Abandon, Editions les Deux Océans, réédition à paraître le 18 novembre 2021
www.bhairava.ws
En photo : Tara, sculpture en bois, XVIe siècle, Népal