27/10/2025
En tant que psychologue, je ne peux ignorer cette dérive du bien-être réduit à une quête individuelle, dépolitisée et culpabilisante.
Souvent je réalise que travail consiste aussi à replacer la souffrance dans ses contextes sociaux, économiques et collectifs.
Aider quelqu’un, c’est parfois l’aider à comprendre que son mal-être n’est pas qu’une affaire personnelle, mais aussi le symptôme d’un monde qui oppresse qui agresse qui empêche.
Ce matin je parcours à nouveau cet ouvrage et il dit ça avec une grande clarté :
Extrait :
Cette pression qui fait reposer la responsabilité de la réussite et de l’échec sur nos épaules ne peut être qu’une source de frustrations et d’angoisses.
Tant que l’on appréhendera le bien-être comme le résultat d’un effort individuel pour s’approcher d’un idéal de perfection défini par la société, et non comme le fruit d’un effort collectif pour concevoir une société qui favorise l’épanouissement des qualités de chacun, celui-ci sera immanquablement distribué de façon inégalitaire et restera inaccessible à bon nombre d’entre nous.
Un tel souci de soi occulte les causes structurelles du mal-être et empêche d’identifier les enjeux qui participent d’un projet de changement commun.
L’attention de chacun se concentre sur des choix existentiels, plutôt que sur les pouvoirs qui façonnent le monde.
Plus on néglige l’analyse des maux de la société, plus on inhibe toute velléité de transformation politique en la remplaçant par des préoccupations morales et esthétisantes subjectives.
Simon Critchley décrit cette tendance comme une forme de « nihilisme passif » : « Plutôt que d’agir dans le monde et de chercher de le transformer, le nihilisme passif se focalise simplement sur lui-même, ses plaisirs et ses projets particuliers, pour se perfectionner, que ce soit par la découverte de l’enfant qui est en lui, par la manipulation de pyramides, l’écriture d’essais littéraires à la tonalité dépressive, la pratique du yoga, l’ornithologie ou la botanique ».
Solitude, inactivité, appauvrissement sensoriel, pollution environnementale, stress au travail, dépression et aliénation sont des phénomènes généralisés, mais si l’horizon des possibles se restreint au salut individuel, alors la solution ne peut consister qu’à s’imposer une discipline stricte (et, pour ceux qui peuvent se le permettre, à acheter leur bien-être), au lieu d’essayer de mener la seule action véritablement efficace : élaborer ensemble une alternative au système qui puisse créer les conditions productives, économiques et sociales d’un bien-être généralisé.
Or, à force d’être obnubilés par la question de notre alimentation, par la gestion de notre corps, par nos goûts et nos hobbies, nous nous résignons à voir comme une aspiration vaine ou utopique la résolution des problèmes majeurs de notre époque : limitation des libertés individuelles, augmentation des inégalités sociales et économiques, affaissement de la démocratie, déliquescence des services publics, toxicité des politiques industrielles, vacuité des mesures gouvernementales en matière d’écologie, persistance de violentes discriminations de classe et de genre, destruction de l’autonomie des populations…
Face à la multiplication des cancers, nous nous évertuons à manger de façon saine. Face à la perte de nos savoir-faire, nous nous contentons de fabriquer notre propre pain à la maison. Face à l’aliénation au travail, nous partons en week-end dans des centres de bien-être ou suivons des cours de méditation en pleine conscience. Et face à la catastrophe écologique en cours, nous nous rassurons en triant bien comme il faut nos déchets…