25/10/2025
Un jour, j’ai recousu la gorge d’un chien avec du fil de pêche, à l’arrière d’un pick-up.
Son propriétaire tenait une lampe torche entre les dents… et pleurait comme un enfant.
C’était en 1979, peut-être 1980. Un coin paumé, pas loin de la frontière du Tennessee.
Pas de clinique. Pas de table. Pas d’anesthésie, si ce n’est un peu de mauvais whisky.
Mais le chien a survécu.
Et chaque année, cet homme m’envoie encore une carte de Noël, même si le chien est mort depuis longtemps… et sa femme aussi.
Je suis vétérinaire depuis plus de quarante ans.
Quatre décennies de sang sous les ongles, de poils collés aux vêtements.
À l’époque, on faisait avec ce qu’on avait. Pas avec ce qu’on pouvait facturer.
Aujourd’hui, je passe plus de temps à expliquer des devis, des codes d’assurance, ou des plans de financement,
pendant qu’un beagle se vide de son sang dans la pièce d’à côté.
Je pensais qu’être vétérinaire, c’était sauver des vies.
J’ai appris que c’était surtout ramasser les morceaux quand tout s’effondre.
J’ai commencé en 1985.
Tout juste diplômé de l’université de Géorgie.
J’avais mes cheveux. Et des rêves plein la tête.
Ma première clinique ?
Un vieux bâtiment en briques au bout d’un chemin de gravier.
Le toit fuyait à la moindre pluie.
Le téléphone avait un cadran.
Et le frigo faisait plus de bruit qu’un vieux moteur.
Mais les gens venaient.
Des fermiers. Des routiers. Des retraités.
Ils demandaient peu : une piqûre, une suture, une euthanasie.
Et on savait toujours quand c’était le moment.
Sans polémique. Sans réseaux sociaux.
Juste cette entente silencieuse entre une personne… et son animal.
Parfois, je prenais mon pick-up pour une étable où un cheval s’était brisé une jambe.
D’autres fois, je m’asseyais sur un porche, à côté d’un vieux chien qui n’avait rien mangé depuis trois jours.
Je ne disais rien. Je tendais un mouchoir. J’attendais.
On restait là. Ensemble. Jusqu’au bout.
Aujourd’hui, les gens signent des papiers.
Et demandent s’ils peuvent “revenir chercher les cendres la semaine prochaine”.
Je me souviens du premier chien que j’ai dû endormir.
Un berger allemand nommé Rex, percuté par une moissonneuse.
Son maître, Walter Jennings, un vétéran dur comme la pierre.
Mais quand je lui ai dit que Rex ne s’en sortirait pas… ses jambes ont lâché.
Il n’a pas pleuré.
Il a juste embrassé le museau de son chien et murmuré :
« Tu as été un bon chien, mon gars. »
Puis, en me regardant droit dans les yeux :
« Fais-le vite. Ne le fais pas attendre. »
Cette nuit-là, je n’ai pas dormi.
Je suis resté sur mon perron, cigarette à la main, les yeux levés vers les étoiles.
Et j’ai compris : ce métier ne parle pas que d’animaux.
Il parle d’amour.
De cet amour qu’on donne à un être… qu’on sait condamné à partir avant nous.
Mes cheveux sont blancs — enfin, ce qu’il en reste.
Mes mains tremblent parfois.
La clinique est toujours là, mais aujourd’hui, elle a des murs immaculés, un abonnement logiciel,
et un responsable marketing de 28 ans qui me demande de tourner des TikToks avec mes patients.
Je lui ai répondu que je préférerais encore me castrer moi-même.
Avant, on travaillait à l’instinct.
Aujourd’hui, ce sont les algorithmes et les clauses de responsabilité.
La semaine dernière, une femme est arrivée avec un bulldog en détresse.
Je lui dis qu’il faut l’intuber.
Elle sort son téléphone et demande si elle peut consulter… une influenceuse.
J’ai hoché la tête.
Qu’est-ce que vous voulez répondre à ça ?
J’ai failli raccrocher la blouse pendant le COVID.
Un cauchemar.
Des animaux déposés en voiture, des adieux derrière des vitres, des larmes cachées sous des masques.
Plus personne ne les tenait quand ils partaient.
Et quelque chose s’est brisé en moi.
Mais parfois…
Un enfant entre avec une boîte de chatons trouvés dans la grange de son grand-père,
et ses yeux brillent quand je l’autorise à en nourrir un.
Ou un maître m’apporte une tarte, en remerciement d’avoir soigné son golden.
Ou un vieil homme m’appelle, simplement pour me dire merci —
pas pour les soins, mais parce que je suis resté assis à ses côtés quand son chien est parti.
C’est pour ça que je continue.
Parce que malgré les applis, les diagnostics Google, les procès, les formulaires…
l’amour des gens pour leurs animaux n’a jamais changé.
Et quand cet amour est sincère, il se montre dans les gestes les plus simples :
Une main posée sur une tête velue.
Un portefeuille vidé sans réfléchir.
Un homme adulte qui s’effondre parce que son chien ne verra pas l’automne.
Un jour, un homme est venu avec une boîte à chaussures.
À l’intérieur, un chaton, trouvé près des rails : patte cassée, maigre à faire peur, couvert de puces.
Lui-même sortait de prison. Il n’avait rien.
Mais il m’a demandé : « Vous pouvez faire quelque chose ? »
J’ai regardé le chaton.
Il m’a fixé… et a miaulé.
J’ai hoché la tête.
« Laissez-le ici. Revenez vendredi. »
On l’a soigné. Nourri. On l’a appelé Boomer.
Et vendredi, l’homme est revenu, les yeux humides, avec une tarte à moitié mangée.
Il m’a dit :
« Personne ne m’a jamais rien donné sans me demander ce que j’avais à offrir. »
Je lui ai répondu :
« Les animaux se fichent de ton passé.
Ils regardent juste comment tu les prends dans tes bras. »
Quarante ans.
Des milliers de vies.
Certaines sauvées. D’autres perdues.
Mais toutes ont compté.
Dans mon bureau, j’ai un tiroir fermé à clé.
Dedans, il y a des photos, des lettres, des colliers, des souvenirs.
Un os d’un border collie nommé Scout qui a sauvé un enfant.
Une empreinte en argile d’un vieux chat de station-service.
Un dessin d’enfant aux crayons de cire :
« Merci d’avoir aidé mon hamster à respirer. »
Parfois, t**d le soir, quand tout est calme, j’ouvre ce tiroir.
Et je me souviens.
Du temps d’avant.
Avant les écrans.
Avant les likes.
Quand être vétérinaire, c’était courir dans la boue à minuit pour un veau,
c’était recoudre avec du fil de pêche…
et beaucoup d’espoir.
Quand on restait avec eux jusqu’au dernier souffle.
Et qu’on tenait aussi ceux qui restaient.
S’il y a une seule chose que j’ai apprise en quarante ans, c’est celle-ci :
On ne peut pas tous les sauver.
Mais on doit tout faire pour essayer.
Et quand vient le moment de dire adieu…
on reste.
On s’agenouille.
On les regarde dans les yeux.
Et on reste, jusqu’à ce que leur dernier souffle quitte la pièce.
Ça, aucun livre ne vous l’apprendra.
Mais c’est ça, être humain.
Et je ne l’échangerais pour rien au monde