13/11/2025
Le Bataclan : un traumatisme collectif et la nécessité du témoin
Le 13 novembre 2015, la France a vécu une déchirure.
Les attentats du Bataclan ont ouvert une brèche dans le tissu psychique collectif : une effraction du réel dans le sentiment de continuité symbolique. Ce soir-là, ce n’est pas seulement la vie de centaines d’individus qui a été menacée, mais la représentation même du monde commun.
Le traumatisme, lorsqu’il s’étend à la collectivité, ne se limite pas à la souffrance des victimes directes. Il s’imprime dans la mémoire de tous.
Comme l’a souligné Olivier Douville, le traumatisme collectif vient bouleverser l’ordre du lien social ; il agit comme un événement qui ne peut se dire ni s’inscrire dans le langage partagé. Il laisse un vide, un trou dans la parole commune. La société se retrouve alors à chercher, dans le rituel, dans la commémoration, dans la parole politique ou médiatique, des moyens de réintroduire du sens là où il n’y a eu que sidération.
Mais la sidération collective est ambivalente : elle rassemble et isole à la fois.
Elle réveille en chacun la mémoire d’autres effrois. Comme si, derrière l’attentat, se rejouaient les anciennes blessures du corps français : les guerres, les colonisations, les violences silencieuses de l’histoire. Ce que nous appelons “réactivation traumatique” désigne précisément ce phénomène : un événement actuel qui vient réanimer des traces anciennes, parfois enfouies depuis des générations.
Le psychisme individuel et collectif fonctionne alors comme une chaîne où se répètent les chocs, les pertes et les angoisses, sous des formes différentes mais reliées par un même fond d’effroi.
Ferenczi avait déjà perçu cette logique du trauma répétitif, où le sujet, dépassé par l’ampleur de l’événement, se scinde pour survivre.
Il parlait de “clivage du moi” et de “terreur sans nom” — une angoisse qui ne trouve pas de témoin pour la contenir.
Dans le traumatisme collectif, cette absence de témoin prend une dimension sociale : lorsque la communauté ne peut pas ou ne veut pas entendre la souffrance, elle laisse le traumatisme à l’état brut, sans médiation symbolique.
Or, c’est précisément le rôle du témoin que de rouvrir l’espace du sens, d’offrir à la douleur un cadre où elle peut être pensée, transmise, humanisée.
Le témoin, ce n’est pas seulement celui qui “a vu”.
C’est celui qui porte la parole de l’événement, qui la met en récit pour qu’elle ne se fige pas dans la sidération.
Il est le pont entre la mémoire du corps et la mémoire du langage.
“le témoin est celui qui, en accueillant la parole traumatique, permet à l’événement de ne plus rester seul avec sa terreur. Il relie ce qui était séparé, il donne une forme à ce qui menaçait de se dissoudre.” Karine Henriquet.
Sans ce travail du témoin — qu’il soit thérapeute, artiste, journaliste ou simple citoyen —, le traumatisme collectif reste suspendu dans un temps mort, à la manière d’une cicatrice qui ne peut se refermer.
Les attentats du Bataclan ont ainsi révélé à quel point la parole est un lieu de résistance.
La commémoration, la musique, les témoignages des survivants sont devenus autant de gestes de symbolisation. Ils rappellent que si la violence cherche à diviser, la parole, elle, relie.
Parler du Bataclan, ce n’est pas rouvrir la blessure : c’est refuser qu’elle se referme dans le silence.
Le traumatisme collectif n’appartient à personne, mais il concerne chacun.
Il traverse la mémoire d’un peuple, il la transforme, et parfois, paradoxalement, il lui redonne conscience de sa vulnérabilité partagée.
Dans ce sens, le travail de mémoire — qu’il soit individuel ou collectif — devient un acte de soin, une manière de se tenir ensemble face à ce qui a voulu nous détruire.
📷 Œuvre de Bansky en hommage aux victimes de l'attentat de novembre 2015. © Maxppp