28/12/2025
Encore un récit que j'ai trouvé émouvant 🙏🏾🐾❤️
J'ai bo**ré une vieille serviette éponge sous la porte d'entrée, les mains tremblantes. Comme si je cachais un crime, alors que je ne cachais que de l'amour.
Il pleut sur la ville. Cette pluie fine et grise de novembre qui colle aux pavés et qui vous glace les os. De ma fenêtre, je vois les toits d'ardoise briller sous les réverbères, mais ce soir, la beauté de notre vieille ville ne me touche pas.
Ce soir, Cannelle a seize ans.
Elle est couchée sur le vieux tapis du salon, près du radiateur en fonte qui claque un peu. Cannelle, c'est mon épagneul breton. Autrefois, elle courait dans les vignes le dimanche, une fusée rousse et blanche. Aujourd'hui, son museau est tout blanc, comme s'il avait neigé dessus. Ses yeux sont voilés par la cataracte, et ses pattes arrière ne la portent plus. Quand elle essaie de se lever, ses griffes ripent sur le parquet ciré avec un bruit sec qui me déchire le cœur.
Sur la table de la cuisine, posé sur une assiette en porcelaine ébréchée, il y a le trésor. Un pavé de bœuf, tendre, persillé. Je l'ai acheté chez le boucher de la place de la Cathédrale. Pas celui du supermarché sous vide, non. De la vraie viande. Le boucher m'a regardé bizarrement quand j'ai demandé 300 grammes pour "une occasion très spéciale". Ça m'a coûté le prix de trois repas, mais on s'en fiche.
Le vétérinaire a été clair hier. "C'est bientôt la fin, Monsieur Dupont. L'hiver sera trop dur pour elle."
Je n'ose pas allumer la radio. Ici, dans cet immeuble ancien aux murs épais mais aux planchers qui craquent, le silence est roi. Depuis que Madame Leroux, la concierge, a pris sa retraite, l'ambiance a changé. Les nouveaux voisins sont… distants. On se croise, on murmure un "bonjour" du bout des lèvres, et on rentre vite chez soi. On ne veut pas d'histoires.
J'ai peur. Cannelle gémit parfois la nuit. De petites plaintes sourdes quand l'arthrose la lance. J'ai une peur bleue que le syndic reçoive une plainte pour "tapage nocturne". Si on me force à choisir entre mon appartement et mon chien, je dormirai sous les ponts. Mais à mon âge, on ne dort plus sous les ponts.
Soudain, on frappe à la porte.
Trois coups. Nets. Décidés.
Mon sang se glace. Je regarde Cannelle qui lève péniblement la tête, les oreilles en alerte. C'est sûrement le jeune du troisième étage. Celui avec la capuche toujours vissée sur la tête et les écouteurs autour du cou. Je le croise souvent dans l'escalier. Il ne dit jamais bonjour, il baisse les yeux. Je me suis toujours dit : "Encore un qui n'a aucun respect, un voyou." Il doit venir se plaindre. Il a dû entendre Cannelle pleurer tout à l'heure.
J'hésite. Si je n'ouvre pas, il va insister ? Il va appeler la police municipale ?
Je m'essuie les mains sur mon tablier, je respire un grand coup, et j'entrebâille la porte, prêt à m'excuser, prêt à supplier s'il le faut. "Laissez-nous juste ce soir, s'il vous plaît."
Mais il n'y a personne.
Le palier est vide. La minuterie de l'escalier vient de s'éteindre, plongeant le couloir dans la pénombre.
Je baisse les yeux. Sur mon paillasson, il y a un gros paquet mal emballé et une enveloppe blanche.
Je ramasse l'enveloppe. Pas de timbre. Juste écrit au stylo bille : "Pour le chien du 2ème".
Je rentre vite et je referme à double tour. Mes mains tremblent en déchirant le papier. C'est sûrement une mise en demeure. Une lettre anonyme de menaces, comme on en voit aux infos.
Je déplie la feuille. C'est une écriture rapide, nerveuse.
« Bonsoir Monsieur. Je suis le locataire du dessus. J'entends votre chien pleurer parfois la nuit. Je crois qu'il a mal aux articulations, non ? Ma mère avait un vieux chien qui faisait pareil. J'ai trouvé ce coussin à mémoire de forme en promo au magasin où je bosse. C'est invendable parce que l'emballage est abîmé, mais le coussin est nickel. Mettez-lui ça, ça soulage vraiment. Bon courage. »
Je relis la lettre. Une fois. Deux fois. Je regarde le paquet. Je l'ouvre. C'est un matelas orthopédique épais, gris souris, d'une qualité incroyable.
Je me sens soudain très bête. Et très vieux.
Moi qui le jugeais sur sa capuche et son silence. Moi qui pensais qu'il préparait un mauvais coup alors qu'il écoutait simplement la souffrance de ma chienne avec compassion. En France, on râle tout le temps. On juge nos voisins, on se plaint du bruit, des poubelles, de la météo. On oublie parfois qu'on est tous humains.
Je déb***e le matelas et je l'installe près du radiateur. Je porte doucement Cannelle – elle est devenue si légère – et je la pose dessus. Elle tourne un peu, gratte le tissu neuf, puis s'affaisse avec un long soupir de bien-être. Pour la première fois depuis des mois, elle semble apaisée.
Je retourne en cuisine. Je fais chauffer la poêle. Je jette une noisette de beurre demi-sel. Je saisis la viande. Une odeur riche et gourmande envahit l'appartement. D'habitude, j'aurais ouvert la fenêtre pour ne pas incommoder les voisins.
Ce soir, je laisse la porte de la cuisine grande ouverte. Que ça sente ! Que ça sente la vie, le beurre chaud et la viande grillée !
Je coupe le bœuf en petits dés. Cannelle mange avec un appétit que je ne lui connaissais plus. Elle lape le jus au fond de l'assiette, la queue battant faiblement contre son nouveau matelas royal.
Plus t**d dans la soirée, je m'assois à mon secrétaire. Je prends ma plus belle plume. Je ne suis pas doué pour les grands discours, mais je dois répondre.
« Jeune homme. Cannelle dort comme un bébé. Merci. Si vous aimez le vin rouge, j'ai une bouteille de Bordeaux qui prend la poussière depuis des années. Venez la boire quand vous voulez. Frappez fort, je suis un peu sourd. Le vieux du 2ème. »
Je glisse l'enveloppe sous sa porte en sortant Cannelle pour sa dernière petite sortie hygiénique.
Dehors, il pleut toujours. Les rues sont désertes. Mais ce soir, la ville me semble moins froide. Je regarde ma vieille chienne renifler un coin de trottoir, et je pense à ce garçon là-haut. On vit tous dans nos petites boîtes, derrière nos volets fermés, persuadés que les autres sont l'ennemi. Alors qu'il suffit parfois d'un vieux chien fatigué pour se rappeler qu'on a tous un cœur qui bat sous nos manteaux d'hiver.
Joyeux anniversaire, ma vieille Cannelle.
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