22/10/2025
RÉCOMPENSER PAR L'ÉCRAN : une dérive éducative devenue banale...
NON, ne récompensez pas, ne sanctionnez pas le réel par du numérique ! Parce que, dans ces deux cas, le réel devient un moyen, et l’écran la fin.
Comment le réel devient un couloir vers l’écran : lorsque l’enfant entend : « Si tu es sage, si tu as une bonne note, tu auras le droit à la tablette », le message implicite, celui qui s’inscrit dans son cerveau, c’est : « Le réel, c’est l’effort. Le numérique, c’est la récompense. »
Autrement dit : la vie réelle — celle où l’on transpire, où l’on s’ennuie, où l’on sent, où l’on joue — n’est qu’un passage obligé vers le vrai plaisir, celui qu’on trouve derrière l’écran.
Je vois des enfants qui n’éprouvent plus le goût de faire des choses dans le réel ou seulement pour “gagner” dix minutes de tablette, pas pour le plaisir du moment.
Résultat : le réel s’éteint. Il ne procure plus rien. Il se transforme en un sas vers le numérique. Et une fois que l’écran devient la zone de plaisir suprême, tout ce qui n’est pas écran devient fade.
Punir par le numérique, c’est encore lui donner le pouvoir. À l’inverse, quand on dit : « Tu n’as pas été sage, pas d’écran ! », on ne fait qu’entériner la même hiérarchie.
On confirme que l’écran est la monnaie d’échange principale, le symbole de ce qui compte.
On ne dit pas « Tu perds ta balade, tu perds ton moment avec moi, tu perds ton histoire du soir ».
Non. On dit : « Tu perds ton écran ».
Et l’enfant comprend : « C’est donc ça, la chose la plus précieuse. »
C’est là que le fugitisme s’enracine : l’idée que le réel n’est qu’une attente entre deux sessions numériques.
Le cerveau de l’enfant fonctionne par apprentissage de la récompense et l’écran, lui, est une machine à dopamine, une récompense chimiquement plus intense, plus rapide et plus prévisible que n’importe quelle autre.
Alors, quand on le place au bout du réel, on fabrique un conditionnement. Le plaisir “naturel” (un jeu, une réussite, une émotion, une relation) devient secondaire car il n’atteint jamais le niveau d’intensité chimique du numérique.
Ce qu’on devrait faire à la place, c'est absolument désassocier le réel du numérique. Ne pas faire de l’écran une carotte, ni un fouet.
Mais le replacer à sa juste place : un outil, un moment choisi, neutre, qui ne vient ni “récompenser” ni “réparer” le réel.
Il ne s’agit donc pas d’interdire l’écran, ni de le diaboliser mais de ne plus en faire le centre de gravité du plaisir.
Si le réel n’est plus récompensé que par du numérique, alors il s’effondre.
Si l’écran devient la sanction suprême, alors il règne. Le fugitisme naît précisément de cela : d’un réel qui ne fait plus assez envie. Notre rôle, à nous adultes, c’est de redonner envie de réalité.
Karine de Leusse
Psychothérapeute clinicienne - Co-auteure de "Sous Écran Total". Experte de l'impact psychique du numérique