06/12/2025
🟦 POURQUOI DEVONS-NOUS
RÉHABILITER LA COLERE ?
Psycho & sciences sociales
On nous a appris à craindre la colère, comme si elle révélait un défaut moral ou une incapacité à penser. Pourtant, dans la sociologie des émotions, on sait depuis les travaux de Hochschild que les émotions ne sont jamais privées: elles sont régulées, distribuées, légitimées ou interdites selon les normes sociales et les rapports de pouvoir. La colère n'est donc pas un débordement individuel, mais un langage social qui dit qu'une valeur a été piétinée.
Malcolm X le rappelait: « la colère est un sentiment révolutionnaire ». De cette maxime nous comprenons alors que la colère n'est pas un dérapage, c'est une lucidité. Une manière de dire que le monde ne fonctionne plus comme il devrait.
Dans la lignée de Thomas Scheff et de Randall Collins, la colère peut être comprise comme une émotion de survie.
Elle signale qu'une frontière symbolique a été franchie, qu'un rapport de domination nous atteint dans notre dignité. Elle fonctionne comme une boussole morale qui alerte sur ce qui menace l'intégrité du soi social. La colère apparaît là où l'ordre social nie la reconnaissance ou impose la honte: elle est la première résistance à cette humiliation.
Mais cette émotion est profondément inégale. La sociologie montre qu'elle n'a pas la même légitimité selon la position sociale.
Comme le soulignent Collins et Bourdieu, les groupes dominants disposent d'un capital expressif qui leur permet d'exprimer la colère sans être disqualifiés.
Un homme blanc issu des classes supérieures pourra être « ferme ». Une femme en colère sera jugée « hystérique ».
Un homme racisé deviendra « menaçant ».
Les classes populaires seront « agressives
». Ce n'est donc pas la colère qui pose problème, mais qui a le droit de s'en servir.
La société distribue inégalement l'autorisation d'être en colère, et cette répartition sert à maintenir l'ordre social.
C'est aussi dans la sphère intime que cette inégalité peut se retourner contre nous. Les relations de couple exigent une distinction essentielle entre la colère qui éclaire et la colère qui détruit. Les travaux de Gottman montrent que ce n'est pas la colère en soi qui abîme les couples, mais la colère qui se transforme en mépris ou en attaque personnelle. La colère dirigée vers la situation, et non vers la personne, peut au contraire devenir un espace de vérité, un révélateur de besoins ignorés.
Hochschild a montré que l'intime repose sur un travail émotionnel permanent:
apprendre à exprimer la colère sans punir est une compétence relationnelle, pas un instinct. Thomas Scheff souligne également que les cycles honte-colère jouent un rôle décisif dans la rupture ou la réparation des liens. Il ne s'agit donc pas d'exiger la disparition de la colère dans les relations, mais d'en condamner les formes punitives.
Une relation sans colère n'est pas une relation paisible: c'est souvent une relation où l'un s'éteint. Savoir être en colère dans l'intime permet de rester entier. Savoir la canaliser permet de transformer.
La colère est aussi une émotion profondément genrée. Les filles apprennent à la retenir, tandis que les garçons sont autorisés à l'exprimer. Cette asymétrie tue. Depuis le début de l'année 2025, 153 féminicides ont été recensés. Ces meurtres ne relèvent ni de la passion ni du « débordement », mais de la colère masculine convertie en domination et en punition. Il faut être explicite: ce n'est pas « la colère » qui tue, ce sont des hommes qui choisissent d'en faire une arme. La colère est un sentiment; son usage est une responsabilité. Réhabiliter la colère ne signifie jamais excuser ces violences. Cela signifie rappeler qu'une colère non pensée finit par exploser sur les femmes.
Il faut donc distinguer l'intime du collectif.
Dans l'intime, la colère masculine non pensée devient un outil de contrôle, un prolongement du patriarcat et un passage à l'acte meurtrier. Rien là-dedans ne relève d'une émotion « trop forte »: ce sont des comportements appris et socialement tolérés. Réhabiliter la colère ne signifie jamais excuser ces violences. Une colère qui écrase n'est pas une émotion, c'est une prise de pouvoir; une colère pensée, nommée, mise en mots peut au contraire devenir une ressource morale. Distinguer la colère destructive de la colère lucide est essentiel: c'est ainsi qu'elle cesse d'être un danger pour devenir un levier, un passage du privé au politique.
La dimension politique de la colère apparaît de manière centrale dans les travaux de Goodwin et Jasper sur les mouvements sociaux: aucune mobilisation ne naît de la paix intérieure. La colère permet de transformer une souffrance privée en question publique. Elle convertit l'expérience individuelle d'injustice en cause collective. Et surtout, elle devient mobilisatrice lorsqu'elle est ciblée. Les recherches récentes sur les mouvements climatiques montrent qu'une colère dirigée contre un acteur précis (une décision politique, un gouvernement, une entreprise) génère beaucoup plus d'engagement qu'une colère diffuse. La colère donne un cadre d'interprétation, réduit la perception du risque et renforce le sentiment d'efficacité collective.
Frantz Fanon en avait déjà théorisé la dimension radicale: dans un contexte de domination, la colère n'est pas seulement une émotion. C'est une méthode de survie et un instrument de vérité. Elle nomme ce que la société cherche à masquer. Elle dénonce ce que la norme voudrait naturaliser. Et lorsque l'ordre social exige le silence, la colère devient l'un des rares espaces où la parole retrouve sa puissance.
Réhabiliter la colère, c'est donc reconnaître sa fonction politique: elle n'est pas un obstacle à la pensée, mais l'un de ses déclencheurs. Elle nous aide à discerner à nommer l'intolérable, à ouvrir les brèches nécessaires pour rompre et transformer. Mais réhabiliter la colère exige aussi une vigilance constante: une colère non travaillée peut devenir un outil de domination & de destruction. La responsabilité est couble. Individuelle, parce que chacun doit apprendre à reconnaître & formuler sa colère sans l'imposer. Collective, parce que nos institutions doivent cesser de punir certaines colères et d'en légitimer d'autres.
La colère, lorsqu'elle est pensée, partagée et orientée, n'est pas une menace, mais un progrès en mouvement.
ÉPILOGUE :
La colère n'est pas un dérapage. C'est un
signal moral. Une manière de dire que quelque chose a dépassé une limite. Mais toutes les colères ne se valent.
Certaines éclairent. D'autres écrasent.
Dans nos relations, la colère n'est pas le problème. Ce
qui détruit, ce sont les colères punitives: celles qui humilient, qui contrôlent, qui menacent. Depuis le début de l'année 2025, 153 féminicides ont été recensés selon Nous Toutes. Ces violences ne sont pas des « excès émotionnels ». Ce sont des actes. Des choix. Une colère transformée en domination. La condamner est indispensable.
Et pourtant, une autre colère existe. Une colère lucide,
qui révele l'injustice plutôt que de la reproduire. Une colère qui permet de dire non, de poser une limite, de refuser la résignation. Une colère qui ouvre un espace de transformation, pour soi et pour le collectif.
Quel moment t'a appris que la colère pouvait éclairer plutôt que détruire ?
- Bibliographie
Ahmed Sara. The Cultural Politics of Emotion. Edinburgh University Press.
Bourdieu Pierre. La domination masculine. Seuil.
Collins Randall. Interaction Ritual Chains. Princeton
University Press.
Goffman Erving. Les rites d'interaction. Minuit.
Goodwin Jeff, Jasper James M. The Social Movements Reader. Wiley.
Hochschild Arlie Russell. The Managed Heart. University of California Press.
hooks bell. Killing Rage: Ending Racism. Holt.
Scheff Thomas. « Shame and the Social Bond ». American
Sociological Review.
Schieman Scott. « The Sociological Study of Anger ».

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