08/11/2025
Avant de critiquer un certain "goût du simple" dans l’air du temps, interrogeons la philosophie elle-même. Serait-elle la reine de la complexité, ne cessant de la cultiver, de la déployer ? Le fait-elle avec excès ?
Avec
* Claire Pagès, professeure de philosophie à l'Université Paris Nanterre
* Patrice Canivez, professeur émérite de philosophie morale et politique à l’université de Lille
Nous évoquons aujourd'hui la complexité et ses nuances, ce qui nous manque dans un débat public souvent polarisé et simplificateur. Socrate - rapporte Platon - évoquait l’effet produit par l’interrogation philosophique comme une piqûre de taon, suivie d’une paralysie comme celle causée par la morsure d’un poisson torpille. C’est la découverte de la complexité qui produit cela, alors qu’on croyait la vie quotidienne si simple.
Néanmoins, il serait rapide d’affirmer que la philosophie est sans désir de simplifier ou du moins, d’unifier. La dialectique, depuis Socrate d’ailleurs ou plutôt Platon, est certes un travail pour complexifier nos pensées immédiates, mais aussi, par la suite, pour nous faire trouver la lumière des vraies idées, la racine de nos jugements, les principes fondamentaux ignorés par nos visions caverneuses. Un tel but évoque, à sa façon, la clarté du net et du simple, ultimement atteints après la complexité laborieuse. �Certes, la philosophie fait ainsi le pari que ses unifications ultimes ne seront pas des simplifications. Mais est-ce certain ?
Un poncif, cette idée que les gens dans la vie, dans la simplicité non réflexive, sont plus heureux, mais aussi plus sages que les intellectuels ?
Selon Claire Pagès, Hegel a essayé de dire quelque chose comme cela quand il a défendu la philosophie contre tout ce qui attaque dans cette connaissance conceptuelle, le temps, la patience, l'effort, l'inquiétude, "mais il a essayé de défendre là le moyen de connaître véritablement la richesse du réel contre ceux qui prétendaient toujours qu'on pouvait appréhender ou connaître la réalité immédiatement, soit par l'intuition, soit grâce à son bon cœur". Spontanément, ajoute Claire Pagès, avec ses sentiments, Hegel prend la défense de cet effort sur soi qui rencontre pour lui la complexité des choses, dans la réalité. Et la pensée doit essayer de relever ce défi-là.
Le risque d'un anti-intellectualisme
L'anti-intellectualisme est en pleine forme, confirme Patrice Canivez, et c'est souvent d'ailleurs l'expression d'un refus de la pensée, d'un refus de la réflexion. "C'est aussi un thème très ancien dans la philosophie que la réflexion dérange, parce qu'elle remet en question des certitudes acquises", c'est d'ailleurs un des thèmes de la pratique socratique, reprend-il, de remettre en question des certitudes acquises. L'anti-intellectualisme, ce n'est donc pas simplement le fait de se moquer des gens qui raisonnent de manière abstraite et qui perdent le contact avec le réel, c'est aussi une manière de se défendre contre les gens qui remettent en question des présupposés, des préjugés qui sont incommodes. De ce point de vue-là, la philosophie, au contraire, nous est indispensable pour maintenir l'exigence de réflexion critique.
Que veut dire le mot "dialectique" inventé par la philosophie grecque ?
La dialectique, résume Claire Pagès, signifie qu'il n'y a pas de réponse simple ou immédiate aux questions qu'on se pose, mais que si la question est sérieuse, si elle est dirimante, pour l'approfondir, tenir compte de tous ces enjeux, il va falloir en passer par un certain nombre d'étapes. Elle "désigne une manière de s'y prendre avec le langage, qui implique la présence de l'autre et le dialogue avec l'autre, et c'est dans le dialogue, dans l'échange de raisons avec l'autre", que vont, en somme, émerger un certain nombre de propositions intéressantes qui vont faire la lumière sur ce qu'on était en train de chercher.