01/12/2025
Un damier intérieur
Depuis plusieurs mois, une patiente est en analyse. Ce matin-là, dès qu’elle s’assoit, une phrase tombe :
« Je pense que le sexe et l’amour, c’est deux choses différentes. Est-ce que c’est normal ? »
Dans le cabinet, quelque chose se met en place comme un échiquier intérieur.
Sur ce damier, une première pièce apparaît : un pion.
Le pion de l’incompatibilité entre amour et sexualité.
Comme si, d’emblée, le jeu se déclarait faussé : d’un côté l’affect, de l’autre le corps, impossibles à réunir.
À la question :
« Trouvez-vous du plaisir avec votre partenaire ? »
elle répond :
« Il faut bien le faire. »
Sur le damier, c’est le cavalier qui se déplace.
Oblique, paradoxal : “il faut bien”.
Quelque chose de forcé, de contourné. Non pas le désir, mais la tâche. Non pas la jouissance, mais l’obligation.
Puis elle ajoute :
« J’ai repris l’équitation, mais je me prive de manger. Il ne faut pas que je sois trop lourde. »
Le cheval revient, autrement.
Le même motif se répète : se rendre plus légère que son propre poids, moins présente que son propre corps.
La patiente a un petit corps d’oiseau ; la restriction alimentaire vient redoubler ce fantasme : se réduire, ne pas peser, ne pas être un fardeau.
Au centre de l’échiquier apparaît alors la reine :
une phrase qui n’est pas dite, mais entendue :
« Je ne veux pas être un poids. Je ne dois pas coûter, ni déranger. »
Le décor est posé :
– amour et sexualité séparés,
– le corps tenu à distance,
– la peur d’être trop lourde, de peser sur l’autre.
L’échiquier s’éclaire, mais il manque encore le coup décisif.
II. Le coup de martinet : la scène fondatrice
Sur ce damier intérieur, une intuition surgit, presque fulgurante, portée par ce motif de “ne pas peser” :
« Racontez une scène où votre mère se trouvait avec votre beau-père. Une scène douloureuse pour vous. »
La patiente répond, presque surprise par sa propre mémoire :
« C’est drôle, je viens de me souvenir…
Un jour, mon beau-père m’a corrigée à coups de martinet.
Ma mère était là, elle regardait, sans rien dire. »
Ici, l’inconscient livre presque un échec et mat.
La scène est d’une violence nue :
un homme qui frappe une petite fille,
une mère présente, témoin passif, figée,
le corps d’enfant offert à la correction, sans défense possible.
En arrière-plan, une autre scène se dessine :
celle du chantage adressé à la mère.
Ce beau-père, figure d’autorité inquiétante, semble tester son emprise :
“C’est moi ou ta fille. Choisis ton camp.”
Ce jour-là, la mère ne choisit pas l’enfant.
Elle reste paralysée, du côté de l’homme.
La petite fille enregistre que, pour que la mère conserve son amour et sa place, il faut se sacrifier.
Introjection silencieuse :
l’amour, c’est se taire,
l’autorité masculine frappe,
la mère se plie,
l’enfant devient “de trop”.
Sur l’échiquier, toutes les pièces se repositionnent :
le pion “incompatibilité amour/sexe”, le cheval “il faut bien le faire”, la restriction alimentaire, la peur d’être lourde…
Tout se rassemble autour de cette scène :
l’enfant battue, la mère médusée, l’alliance adulte scellée contre elle.
III. L’argent, le soupçon, et le reniement de soi
Plus t**d, une autre scène remonte, comme une variation sur le même motif.
Des années après, à Noël, la mère tend une enveloppe à sa fille : un peu d’argent.
Le beau-père est là.
Il lâche :
« Ça suffit. On sait que tu es venue pour ça, pour l’argent. Tu peux partir maintenant. »
La patiente raconte :
« Je suis restée saisie par cette accusation.
J’ai répondu : “N’importe quoi, tu dis n’importe quoi.”
J’ai même failli rendre l’argent. »
Le moment est crucial :
pour la première fois, elle tient tête.
Mais quelques heures plus t**d, le téléphone sonne.
C’est la mère, en larmes :
« S’il te plaît, appelle-le, excuse-toi.
C’est le drame à la maison, il n’a pas supporté que tu lui tiennes tête. »
La patiente s’exécute.
Elle appelle, s’excuse de nouveau, désavoue sa propre perception, renie la justesse de son “n’importe quoi”.
Sur le damier, un nouveau coup se joue :
le besoin (un peu d’argent, un cadeau de Noël),
le désir de ne plus être humiliée,
le conflit entre ce qu’elle sent vrai et ce qu’on exige qu’elle nie,
le sacrifice de soi pour apaiser la scène conjugale parentale.
La structure inconsciente du trauma se précise :
Besoin : d’amour, de reconnaissance, de soutien matériel.
Désir : de dignité, de limite, de parole qui tient.
Conflit : si je m’affirme, je détruis l’équilibre du couple parental ; si je me renie, je sauve leur lien, mais je me perds.
Sacrifice : se taire, mincir, alléger, rendre invisible son propre poids psychique et matériel.
L’attaque du discernement est massive :
on lui demande de penser contre elle-même, de considérer comme exagéré, voire coupable, ce qu’elle a ressenti comme une injustice.
L’échec et mat se rejoue :
la mère réclame l’excuse, la fille renonce à sa vérité.
IV. Quand le plaisir relance la machine : l’échiquier en boucle
Ce traumatisme, la patiente ne l’a pas seulement subi : elle l’a intériorisé.
Il est devenu une sorte de mécanisme automatique qui se remet en marche à chaque fois qu’un plaisir possible s’approche.
Dans sa vie adulte, chaque fois qu’une brèche s’ouvre du côté de la jouissance – sexuelle, alimentaire, relationnelle – l’échiquier se réactive.
Les mêmes coups se rejouent :
une promesse de plaisir se présente,
le corps s’avance un instant,
puis se retire, s’efface, se réduit.
Le plaisir ne devient qu’une petite fenêtre, très vite refermée :
une caresse qu’elle ne s’autorise pas à recevoir pleinement,
un rapport sexuel vécu sur le mode du devoir (“il faut bien le faire”),
un repas dont elle se prive (“il ne faut pas que je sois trop lourde”).
Dans ces moments-là, le surmoi, héritier des scènes anciennes, écrase sa libido :
“Tu prends trop.”
“Tu coûtes.”
“Tu déranges l’équilibre des autres.”
Le corps apprend alors à se retirer de la scène, à s’absenter au moment même où il pourrait être lieu de plaisir.
L’échiquier intérieur reproduit la logique du passé :
là où un mouvement de vie tente de se jouer,
une menace implicite surgit,
la patiente se met en échec et mat, avant même que l’autre ne la frappe.
Le trauma n’est donc pas seulement un souvenir : il devient une structure de jeu qui organise, en silence, le rapport au désir.
V. L’inconscient avait tout dit
Revenons au début de la séance.
« Le sexe et l’amour, c’est deux choses différentes. »
« Il faut bien le faire. »
« Je ne dois pas être trop lourde. »
À la lumière des scènes retrouvées, chaque phrase retrouve sa place sur l’échiquier :
l’amour est du côté de la mère soumise, qui sacrifie sa fille pour garder l’homme ;
la sexualité se teinte de devoir, de masochisme, de consentement à ce qui ne plaît pas vraiment ;
le corps ne doit ni peser, ni coûter, ni réclamer – ni argent, ni place, ni droit à dire “n’importe quoi” face à l’injustice.
La séance permet de voir comment les pièces se répondent :
le pion de la phrase inaugurale, le cavalier de l’obligation, la reine du “je ne dois pas être un fardeau”,
jusqu’au coup de martinet, puis à la scène de Noël, et enfin la mise en boucle du mécanisme à chaque émergence de plaisir.
Ce n’est qu’en fin de parcours, lorsque la patiente retrouve ces souvenirs et commence à voir la répétition, que le dessin d’ensemble devient lisible.
Mais déjà, dès les premières phrases, l’inconscient avait tout dit.
La cure analytique consiste alors à offrir un espace où ce damier peut se dessiner,
où la patiente peut reprendre, un à un, les coups joués contre elle,
et peut-être, avec le temps, inventer un autre jeu :
un corps qui ne s’allège plus pour ne pas déranger,
un plaisir qui ne déclenche plus la machine punitive,
un désir qui n’est plus sacrifié à l’alliance des adultes d’hier,
une parole qui ne se renie plus pour sauver la paix des autres.