23/10/2025
Droit de voix : quand la justice fait taire une chanson
Le 17 octobre, la cour d’appel de Paris a tranché : la chanson Des gens beaux de Grand Corps Malade devra être modifiée. Motif : elle utilise, sans autorisation, la voix du chroniqueur Fabien Lecœuvre, qui en 2021 avait tenu des propos sexistes à l’encontre de la chanteuse Hoshi. Une décision qui, au-delà du simple différend juridique, soulève une question essentielle : jusqu’où la justice peut-elle restreindre la liberté d’expression artistique quand celle-ci dénonce la haine ?
Une affaire née d’un dérapage sexiste
Revenons en 2021. Sur une web-radio, Fabien Lecœuvre, chroniqueur et auteur de biographies d’artistes, s’était livré à une tirade d’un autre âge :
« Enfin, vous mettez un poster de Hoshi dans votre chambre, vous ? Elle est effrayante. »
Des mots glaçants, révélateurs du mépris et de la violence sexiste auxquels tant de femmes sont encore confrontées dans le monde de la musique. Ces propos avaient aussitôt déclenché une vague d’indignation et conduit Lecœuvre à présenter des excuses publiques. Europe 1, où il intervenait régulièrement, l’avait suspendu provisoirement de l’antenne.
Face à cette attaque, l’artiste Hoshi, déjà victime de harcèlement en ligne, avait reçu un large soutien du public et de plusieurs figures du monde culturel. Parmi elles, Grand Corps Malade, slameur reconnu pour son humanisme et sa plume engagée, avait pris la parole à sa manière : en musique.
Une chanson en forme de miroir
Dans Des gens beaux, Grand Corps Malade répondait à la violence des mots par la poésie et la dignité. Le morceau, tout en dénonçant les normes absurdes de beauté et les discriminations, intégrait un extrait sonore des propos de Lecœuvre — non pour humilier, mais pour rappeler, noir sur blanc (ou plutôt sur note), la brutalité de ce qui avait été dit.
Cette inclusion, jugée symbolique et nécessaire par beaucoup, a pourtant conduit le chroniqueur à attaquer le slameur et sa maison de disques, Universal Music France, pour atteinte à « son droit de voix » — un aspect du droit à la vie privée.
La justice donne raison au chroniqueur
En première instance, le tribunal de Paris avait déjà reconnu la faute. La cour d’appel a confirmé : l’utilisation de la voix de Lecœuvre sans son consentement constitue une atteinte à ses droits de la personnalité. Résultat : Universal et la société de production Anouche Productions sont condamnées à retirer la voix litigieuse, sous astreinte de 500 € par jour de re**rd, et à verser 10 000 € pour préjudice moral.
Autrement dit, la justice française estime qu’un propos public, tenu sur une radio, peut redevenir privé dès lors qu’il est repris dans une œuvre artistique. Une décision qui interroge.
Une bataille pour la liberté de créer
Pour Grand Corps Malade et son équipe, cette décision dépasse le cas particulier :
« La chanson Des gens beaux est représentative du mouvement d’indignation soulevé par les propos de Lecœuvre et contribue, par le dialogue qu’elle instaure, à une question d’intérêt général : la lutte contre toute forme de discrimination. »
Le slameur a annoncé se pourvoir en cassation. Une démarche qui vise, au-delà du symbole, à défendre un principe fondamental : le droit de répondre artistiquement à la haine, sans muselière.
Quand la justice protège les puissants plutôt que les offensés
Cette affaire révèle un déséquilibre inquiétant. D’un côté, une artiste jeune, lesbienne, harcelée et attaquée pour son apparence. De l’autre, un chroniqueur médiatique qui, après avoir tenu des propos sexistes, obtient que la loi protège… sa voix. Ce renversement des rôles illustre une justice qui, parfois, semble confondre « droit à la personnalité » et droit à l’impunité.
Le féminisme, lui, ne s’embarrasse pas de ces subtilités : il sait reconnaître où se situe la violence et qui doit en répondre. Empêcher une chanson de témoigner d’une parole discriminante, c’est aussi empêcher la société d’en tirer les leçons.
Le chant contre le silence
La musique, la poésie, le slam ne sont pas de simples divertissements : ce sont des armes pacifiques, des outils d’émancipation. Des gens beaux n’était pas une vengeance, mais une résistance. En la censurant partiellement, la cour d’appel envoie un signal dangereux à tous les artistes : dénoncer peut coûter cher.
Mais comme souvent dans l’histoire, les voix qu’on cherche à faire taire finissent par résonner plus fort.
Grand Corps Malade a choisi de se battre, non pour un égo blessé, mais pour le droit de dire : « Assez ». Et ce combat-là, c’est aussi celui de toutes celles et ceux qui refusent le retour en arrière.
Parce que la liberté d’expression ne se négocie pas, surtout quand elle défend la dignité.