06/11/2025
MÉDECINE LIBÉRALE EN DANGER
Il ne faudrait pas oublier, dans le tumulte des débats budgétaires, que la médecine libérale est notre première ligne de soins et la compagne indissociable de l’hôpital public. Celle qui accueille au quotidien, opère, suit, rassure ; celle qui évite des hospitalisations, raccourcit des convalescences, fluidifie tout le système, subit aujourd’hui une campagne de coupe tarifaire inédite. Les décisions récentes de la Caisse Nationale d’Assurance Maladie et le projet de loi de financement de la Sécurité sociale envoient un signal clair : plutôt que de renforcer ce pilier, on choisit de le presser, au risque de le briser.
Rappelons d’abord de quoi l’on parle. L’ONDAM, l’objectif national de dépenses d’assurance maladie, fixe chaque année le plafond des remboursements de la Sécurité sociale, en ville comme à l’hôpital. Pour 2026, il est annoncé à 270,4 milliards d’euros, soit +1,6 % sur un an. On pourrait croire l’effort suffisant ; les fédérations hospitalières publiques et privées estiment pourtant qu’il faut au moins +3 % pour tenir l’équilibre. En clair, le prix réel de la santé n’est pas celui que rembourse aujourd’hui la collectivité. C’est, en équivalent, près de 20 000 postes d’infirmiers qui ne pourront pas être pourvus alors même que les recrutements redémarrent. Les établissements de santé sont donc déjà les cibles d’une diète budgétaire répétée qui intègre déjà un déficit structurel pour 2026 lié à un coût réel de la santé supérieur aux tarifs de l’assurance maladie.
Si la dépense augmente, c’est d’abord parce que nous vivons plus longtemps, avec des maladies chroniques mieux dépistées et mieux suivies ; parce que les traitements progressent, notamment en cancérologie, avec des thérapies innovantes souvent onéreuses ; parce que les exigences de sécurité, de traçabilité, de conformité numérique, l’investissement en robotique et en IA, et la permanence des soins 24/7 se sont renforcés. Bonne nouvelle sanitaire, mais qui a un prix. Et malgré cela, la France ne fait pas figure d’exception dépensière : à niveau de prix comparable, nous restons environ 20 % en dessous de l’Allemagne en dépense de santé par habitant. La France consacre environ 4 620 euros par habitant à la santé (dépenses totales, publiques et privées confondues, en parité de pouvoir d’achat), contre 5 710 euros en Allemagne. Cet écart persistant illustre un paradoxe : nous faisons beaucoup, souvent mieux, mais avec moins de moyens par tête. Cela relativise l’idée d’un système « hors de contrôle » et montre surtout que l’effort ne couvre pas pleinement les besoins actuels.
Dans le même temps, les actes lourds restent au plancher et globalement inchangés depuis des années alors même que les charges indispensables à la sécurité augmentent. Deux repères pour mesurer l’écart entre responsabilité et tarification : l’ablation d’un cancer du testicule est rémunérée 100 euros pour environ une heure et demie d’intervention ; une appendicectomie, 188 euros. Plus frappant encore, un prélèvement de moelle osseuse (myélogramme) est coté 9,60 euros, matériel compris : un geste réalisé à perte. Si ces tarifs avaient simplement suivi l’inflation sur vingt ans, on serait autour de 140 euros pour l’ablation d’un testicule cancéreux, 250 euros pour l’appendicectomie et environ 13 euros pour le myélogramme, loin encore toutefois d’une rémunération proportionnée à l’expertise et à la responsabilité. Cet écart devenu structurel explique pourquoi tant d’équipes peinent à maintenir le même niveau d’exigence sans fragiliser leur équilibre, et recourent parfois à des compléments d’honoraires, car le coût réel de la santé dépasse largement le coût étatique fixé.
Parallèlement, la CNAM a décidé unilatéralement de programmer des baisses des forfaits techniques sur les plateaux d’imagerie, de médecine nucléaire, de radiothérapie, de médecine vasculaire, de néphrologie, de cardiologie, avec des décrues pouvant atteindre 15 %, alors même que la maintenance, la conformité et la sécurité de ces équipements n’ont jamais coûté aussi cher. Concrètement : une échographie de recherche de phlébite en urgence sera remboursée 69,93 euros au lieu de 75,60 euros, puis de nouveau abaissée sans justification à 64,26 euros à partir de juillet 2026, quand l’investissement pour un échodoppler se situe entre 50 000 et 100 000 euros, à renouveler environ tous les cinq ans pour suivre l’évolution technologique. Même logique pour les scanners ou IRM, déjà pénalisés lorsque la machine réalise « trop » d’actes : à l’heure où l’on demande de réduire les délais, on fragilise les centres qui tournent, on reporte les investissements, on freine l’innovation — et, inévitablement, on allonge les files d’attente.
L’OPTAM (option pratique tarifaire maîtrisée, un contrat qui améliore le remboursement des patients en échange d’un encadrement des compléments d’honoraires), pensé à l’origine comme un compromis gagnant, se resserre chaque année à tel point que des praticiens envisagent d’en sortir, ce qui réduira in fine le remboursement des malades. S’y ajoute une décote des actes multiples qui pénalise toutes les professions de santé, des médecins aux infirmiers libéraux, en passant par les kinésithérapeutes : lorsqu’au cours d’une même séance plusieurs gestes sont réalisés, le deuxième acte n’est payé qu’à 50 % de sa valeur, et à partir du troisième il n’est plus rémunéré du tout. Autrement dit, plus on soigne sur un temps donné (préparation, temps opératoire, risques, stérilisation), moins le travail est reconnu — jusqu’à être gratuit au troisième geste !
Ce décor budgétaire s’accompagne de propositions parlementaires inquiétantes. L’article 26 de la loi de financement de la Sécurité sociale cristallise le débat en envisageant une surtaxation des compléments d’honoraires, voire leur suppression prônée par la France Insoumise, et un durcissement pour les praticiens du secteur 1 via la remise en cause d’avantages fiscaux, alors même que leurs actes sont déjà sous-valorisés. Pour les confrères non conventionnés, la menace va jusqu’à interdire le remboursement des prescriptions : un enterrement professionnel.
Un angle mort pèse pourtant bien davantage sur les ménages : les complémentaires santé. Les hausses se sont enchaînées ces dernières années — environ +7,1 % en 2023, autour de +10 à +11 % en 2024, puis encore +6 à +7 % en 2025 — sans que l’on interroge réellement la place croissante des primes dans le budget des foyers, alors que toutes ne remboursent pas les compléments d’honoraires, même modérés. Sur une période plus longue, l’UFC-Que Choisir observe une hausse médiane proche de +40 % entre 2018 et 2024 ; en moins de dix ans, beaucoup d’assurés subissent ainsi une progression cumulée d’environ la moitié de leur prime. Pendant que l’on stigmatise les soignants, on parle trop peu de cette facture parallèle.
Au-delà des chiffres, il y a l’humain. La blessure n’est pas seulement financière, elle est morale. Hier encore, on applaudissait les soignants. Aujourd’hui, jusque dans les plus hautes sphères, on les dépeint en « rentiers ». Quel mépris pour le fruit d’un travail, du jamais vu. On multiplie les soupçons statistiques, les pénalités automatiques si trop d’arrêts de travail sont prescrits sans tenir compte des patientèles, les injonctions contradictoires. Qui peut croire qu’on améliorera l’accès aux soins en humiliant ceux qui les délivrent ?
Je suis médecin. J’ai choisi ce métier par vocation. J’en connais la beauté et les exigences : nuits, décisions difficiles, responsabilités lourdes. Mais pour la première fois, une question me noue la gorge et me hante : conseillerais-je à mes enfants de faire médecine, en France, dans ces conditions — à l’heure où en plus il n’y a plus aucune lisibilité dans le parcours de formation qui change tous les ans ? Un pays qui décourage ses soignants et abîme ses vocations le paie en retards de prise en charge, en complications évitables, en inégalités accrues. Le risque n’est pas corporatiste, c’est un risque sanitaire.
Maîtriser la dépense, oui. Mais maîtriser n’est pas punir. La seule politique durable, c’est la pertinence des soins : soigner mieux, au bon moment, au bon endroit. La médecine de ville est précisément le lieu où l’on évite des nuitées d’hôpital et des complications. L’asphyxier, c’est se tirer une b***e dans le pied. Si nous transformons une profession en bouc émissaire budgétaire, nous prendrons le risque d’un décrochage historique. Et ce jour-là, ce ne sont pas des intérêts qui souffriront, mais des destins : des patients qui attendront trop, des étudiants brillants qui choisiront un autre avenir, des enfants à qui nous n’oserons plus dire : « Fais médecine, tu serviras ton pays. »
Il est encore temps de changer de cap. De respecter la médecine libérale. Bien soigner coûte, mal soigner coûte davantage. Redonnons de la lisibilité, de la stabilité, de l’estime. C’est la condition pour que, demain, nos enfants aient envie d’endosser la blouse et pour que chacun soit soigné à temps, près de chez lui, en confiance.