08/11/2025
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Il y a des douleurs qui ne se voient pas,
des fatigues quâon dĂ©guise sous un sourire,
et des corps qui parlent quand les mots nây arrivent plusâŠ
Ce texte est pour toutes celles qui avancent malgrĂ© tout. đ
Ce texte est nĂ© des histoires que jâentends chaque jour dans mon cabinet , des histoires de corps, de fatigue, de courage et dâamour retenu.
« Tu souris trop pour quelquâun qui a vraiment mal. »
Je choisis ici de parler des femmes.
Non pas parce que la douleur des hommes nâexiste pas,
mais parce que celle des femmes est souvent intérieurement censurée, portée en silence.
Pas seulement parce quâon leur demande dâĂȘtre fortes,
mais parce quâelles en ont pris lâhabitude.
Elles se sont persuadĂ©es quâelles nâavaient pas le droit de flancher,
que souffrir devait rester discret, que pleurer faisait perdre du crédit et surtout rendait faible.
Cette croyance sâest inscrite dans les corps au fil des gĂ©nĂ©rations,
comme une mémoire cellulaire de survie :
« Tiens bon, ne dis rien, avance. »
Nos mÚres, nos grands-mÚres, nos arriÚre-grands-mÚres ont porté sans se plaindre,
et souvent, sans quâon les Ă©coute.
Alors, Ă force, les femmes se sont condamnĂ©es elles-mĂȘmes Ă ce mutisme.
Elles se taisent pour ne pas déranger,
pour ne pas passer pour faibles,
par loyauté inconsciente envers toutes celles qui ont tenu avant elles.
Et le plus cruel, câest que mĂȘme entre femmes, on ne se fait pas toujours de cadeau.
On se juge, on se compare, on se critique, on se mesure.
On parle de sororitĂ©, mais la rĂ©alitĂ©, souvent, câest la compĂ©tition.
Celle qui reprend le travail trop tĂŽt passe pour courageuse,
celle qui sâarrĂȘte un peu trop longtemps passe pour fragile ou pire encore.....
On ne sâaide pas toujours.
Parce quâon a appris Ă se mĂ©fier, Ă survivre seules,
et Ă confondre la force avec lâendurance.
Elles portent tout à la fois : les enfants, le travail, la maison, les parents ùgés,
la charge mentale, les hormones, la culpabilité,
et cette fatigue quâon appelle courage.
Et malgré tout, elles sourient.
Dans mon cabinet, je vois ces femmes debout, dignes, polies,
mais dont le corps parle, parfois crie,
ce que la bouche nâose plus dire.
Certaines se lĂšvent avec des douleurs au ventre, des migraines tenaces,
des douleurs dorsales ou articulaires que personne nâexplique.
Dâautres vivent avec une fibromyalgie, une endomĂ©triose, une anxiĂ©tĂ© sans nom,
ou cette lassitude qui colle Ă la peau.
Beaucoup travaillent malgrĂ© les nuits blanches, les rĂšgles douloureuses, les rĂ©veils dâenfants,
les bouffées de chaleur de la ménopause.
Certaines reprennent trop tĂŽt aprĂšs une grossesse parce quâelles nâont pas le choix,
parce quâil faut « assurer »,
parce quâon valorise encore celles qui ne sâarrĂȘtent jamais.
Et tant de femmes font semblant dâaller bien,
par peur quâon leur dise quâelles exagĂšrent.
« Câest peut-ĂȘtre le stress », dit le mĂ©decin.
« Tu devrais te reposer », dit le conjoint.
« Moi aussi je suis fatiguĂ©e », rĂ©pond lâamie.
Alors elles se taisent, elles sourient, elles sâadaptent.
Et petit à petit, la douleur devient un secret partagé avec leur propre corps.
La société, elle, glorifie la performance, pas la présence à soi.
Elle admire la ministre qui revient travailler quelques jours aprĂšs son accouchement,
comme si câĂ©tait une preuve de force.
Mais quel message cela envoie-t-il Ă toutes les femmes de France ?
Que pour exister, il faut nier le corps ?
Que pour ĂȘtre crĂ©dible, il faut effacer la maternitĂ©, le sang, la fatigue, la douleur ?
Ce modĂšle a un prix : celui dâune gĂ©nĂ©ration de femmes Ă©puisĂ©es,
culpabilisĂ©es, convaincues quâelles doivent mĂ©riter leur place mĂȘme quand elles souffrent.
Le corps, lui, sait.
Il traduit tout ce que la bouche nâose pas dire.
Les colÚres rentrées deviennent tensions musculaires,
les peurs se logent dans le ventre,
les non-dits se nouent dans la gorge.
Chaque émotion devient chimie :
le cortisol grimpe, les neurotransmetteurs sâĂ©puisent, les nerfs sâenflamment.
Et quand le mental sâacharne Ă tenir, câest le corps qui lĂąche.
Les douleurs chroniques ne crient pas toujours, elles sâinfiltrent.
Elles se glissent dans les articulations, les muscles, la nuque, le dos.
Elles ne couchent pas, elles usent lentement
Et le plus Ă©puisant nâest pas toujours la douleur,
mais le doute constant quâon fait peser sur elle.
Pendant ce temps-lĂ , le monde continue de tourner comme si de rien nâĂ©tait.
Notre médecine moderne écoute de moins en moins.
Elle soigne, mais souvent sans guérir.
Non par manque de cĆur, mais parce quâelle sâest enfermĂ©e
dans un systĂšme qui gĂšre les symptĂŽmes plus quâil nâaccompagne les ĂȘtres.
Le corps est découpé en organes, les maux en cases, les vies en protocoles.
On éteint les alarmes pour que le corps se taise,
comme on coupe un dĂ©tecteur de fumĂ©e sans chercher lâorigine du feu.
On ne cherche plus le pourquoi, encore moins le sens.
Et pourtant, le corps, lui, nâoublie rien.
Il rĂ©pĂšte ce qui nâa pas Ă©tĂ© entendu, encore et encore,
jusquâĂ ce quâon prenne enfin le temps de lâĂ©couter.
Et parfois, ce nâest pas seulement la fatigue qui sâinstalle.
Câest la distance.
Quand la douleur prend toute la place,
le plaisir nâa plus de chemin.
La douleur contracte tout : le souffle, le ventre, le cĆur.
Comment sâabandonner Ă lâautre quand la douleur epuise, le ventre brĂ»le,
quand les muscles sont tendus,
quand le dos hurle dĂšs quâon respire trop fort ?
Comment sâouvrir Ă lâamour quand on est en mode survie ?
Comment accueillir le dĂ©sir quand le corps ne veut plus quâon le touche ?
La douleur ferme les portes.
Elle coupe la circulation du sang, du souffle, du sentiment.
Elle fige le bassin, le cĆur et la confiance.
Elle enferme dans un isolement invisible oĂč mĂȘme lâamour devient intrusif.
Et quand le corps sâĂ©teint, câest tout un monde intĂ©rieur qui sâĂ©loigne.
On nâa plus envie de sĂ©duire, plus la force dâaccueillir.
On devient Ă©trangĂšre Ă soi-mĂȘme.
La souffrance chronique tue peu Ă peu le lien au plaisir,
et avec lui, une part du vivant.
Ce nâest pas une pudeur, câest une douleur.
Ce nâest pas un dĂ©sintĂ©rĂȘt, câest un instinct de survie.
On ne peut pas donner quand on nâa plus dâespace pour recevoir.
Et pourtant, la vie continue Ă murmurer Ă travers nous.
MĂȘme dans le corps Ă©puisĂ©, il reste un souffle,
une lumiĂšre qui cherche encore la tendresse, la douceur, la paix.
La guĂ©rison commence peut-ĂȘtre lĂ :
dans cet infime endroit oĂč quelque chose en nous veut encore vivre.
Parce quâune autre lecture existe.
Celle qui relie la biologie Ă lâĂ©motion, la science Ă lâĂ©lan vital.
Quand on comprend que la pensée influence la chimie du corps, tout change.
Un Ă©lan de joie, un moment dâamour, un souffle profond peuvent apaiser une inflammation.
La joie, quand elle renaĂźt malgrĂ© tout, nâest pas naĂŻvetĂ© : câest un traitement.
Elle relĂąche le diaphragme, calme le systĂšme nerveux,
stimule la sérotonine, fait circuler la vie et rend la douleur plus douce.
Ce nâest pas du âpenser positifâ.
Câest du âpenser vivantâ.
Mais dans ce monde, la joie des femmes paraĂźt suspecte.
Quand elles rient, on dit quâelles font semblant.
Quand elles pleurent, on dit quâelles exagĂšrent.
Quand elles parlent, on dit quâelles psychotent, quâelles dramatisent, quâelles en font toujours trop.
Comme si leur ressenti devait constamment ĂȘtre ramenĂ© Ă une faiblesse Ă©motionnelle.
Alors elles se taisent.
Elles avancent, jour aprÚs jour, avec cette fatigue souterraine qui a remplacé la joie.
Elles font les courses, rĂ©pondent aux messages, sâoccupent des enfants,
et quand tout le monde dort, elles sâallongent dans le noir,
la main sur le ventre, avec cette phrase en boucle :
« Je nâen peux plus. Mais je tiendrai encore demain. »
Alors oui, on peut souffrir et sourire.
Pas pour mentir, mais pour survivre.
Pour continuer Ă aimer la vie, mĂȘme quand elle tremble.
Parce que le sourire, dans ces moments-lĂ , nâest pas une façade : câest un soin.
Câest une forme de priĂšre muette, une façon de dire au monde :
« Je suis encore là . »
Alors, quand on te dira encore :
« Tu souris trop pour quelquâun qui a vraiment mal »,
tu pourras simplement répondre :
« Câest parce que jâai mal que je souris. »
Parce que ce sourire-lĂ nâest pas une faiblesse.
Câest une force ancienne.
Une mémoire de toutes les femmes avant nous,
celles qui ont eu mal sans jamais pouvoir le dire,
et qui pourtant, ont continuĂ© Ă aimer. đ
âš Et peut-ĂȘtre que maintenant, il est tempsâŠ
De ne plus traverser tout ça seules.
De se souvenir que la douleur nâa jamais demandĂ© la compĂ©tition,
mais la compassion.
Que la vĂ©ritable force fĂ©minine nâest pas dans lâendurance,
mais dans la main tendue.
Nous vivons encore dans un monde façonné par le patriarcat,
oĂč la performance vaut souvent plus que la prĂ©sence.
Mais au lieu de lutter les unes contre les autres,
nous pourrions commencer par nous rassembler entre femmes,
par nous écouter, nous croire, nous porter.
Câest lĂ que commence la guĂ©rison.
Parce que les maris, les fils, les frĂšres, les pĂšres,
ont tous, quelque part, une femme quâils aiment ,
une Ă©pouse, une sĆur, une mĂšre, une grand-mĂšre ,
qui a traversé des années de douleurs tues,
de fatigue masquée, de vie volée.
Et quand la douleur nâest plus entendue,
câest la dĂ©pression qui finit par parler Ă la place de lâamour.
Alors oui, il est temps de se prendre la main.
De ne plus se juger, de ne plus se taire.
Dâoser parler, partager, sâunir.
De retrouver, ensemble, ce souffle qui soigne et qui rassemble.
Parce que la sororitĂ© nâest pas un remĂšde,
câest une force vivante,
une force qui nous relie, qui nous relĂšve,
et ouvre la voie dâun monde
oĂč la douceur ne sera plus jamais confondue avec la faiblesse. đč
âš
Sandrine Gourdy đ