07/11/2025
EN PSYCHIATRIE, UNE PRISE EN CHARGE PRÉCOCE DES JEUNES POUR ÉVITER UNE PATHOLOGIE CHRONIQUE
Intervenir au plus près des premières manifestations psychotiques chez les adolescents et les jeunes adultes réduit le risque qu’ils basculent dans une psychose durable. Or, l’offre de soins se révèle bien en dessous des besoins et des enjeux de santé publique.
Angelina va bientôt avoir 16 ans. Assise au fond de sa chaise dans le bureau de la docteure Marie-Alix Laroche, elle fait rouler les larges perles grises de son bracelet sous la pulpe de ses doigts. « Tu m’as dit la dernière fois que tu avais la sensation d’être observée, que tu avais l’impression que les autres te voulaient du mal et que tu voyais des ombres, énumère la psychiatre au sein du Centre d’évaluation pour les jeunes adultes et adolescents (C’JAAD), au groupe hospitalier universitaire (GHU) Paris psychiatrie & neurosciences, en ce jour de la fin mai. L’idée est de lister tout ça et de voir comment tu le vis au quotidien. » Angelina, dont le prénom a été modifié, comme celui des autres jeunes interrogés, acquiesce. Pieds croisés et épaules un peu rentrées, elle est accompagnée de sa mère.
« Cela t’arrive-t-il d’avoir des sensations étranges dans ton corps ? », demande la docteure Laroche d’une voix douce, mais pas infantilisante. « Oui, j’ai l’impression d’avoir des insectes qui courent sur ma peau, ou que des trucs me piquent », répond la jeune fille. Elle confie aussi avoir l’impression de ne pas toujours être celle qui pense dans sa tête, comme s’il y avait quelqu’un d’autre. Que lui disent ces pensées ? « De sauter d’un endroit assez haut, glisse Angelina. Mais je ne les écoute pas », ajoute-t-elle.
L’adolescente a été adressée par son pédopsychiatre pour une suspicion de trouble du spectre de l’autisme (TSA) et des symptômes d’allure psychotique. La docteure Laroche lui fait passer un entretien clinique semi-directif afin de mesurer le risque de transition psychotique des symptômes selon l’intensité, la fréquence, la durée et leur impact au quotidien. « Elle présente ce qu’on appelle des symptômes psychotiques atténués, analyse la spécialiste après la consultation. Pour le moment, elle n’adhère pas totalement à ses perceptions, mais leurs répercussions demeurent importantes. »
« Si ces manifestations peuvent se résoudre par elles-mêmes, on sait qu’un tiers de ces jeunes à risque fera un premier épisode psychotique [PEP] », précise la professeure de psychiatrie Marie-Odile Krebs, qui dirige l’unité. Pionnière dans l’intervention précoce en France, elle a lancé le réseau Transition en 2006, avec pour objectif de diffuser ces nouvelles approches sur le territoire.
Le PEP se caractérise par des symptômes psychotiques non plus atténués mais significatifs, durant plus de sept jours et sans disparaître spontanément. A ce stade, le retentissement est évident. Ces PEP peuvent avoir des conséquences dramatiques. Oman, 26 ans, raconte avoir tenté de se su***der après avoir vu sa santé mentale se détériorer durant ses deux années de classe préparatoire scientifique. « Bien souvent, il y a une dégradation progressive de l’état mental – anxiété, difficultés de concentration, isolement –, sans que cela soit ni repéré ni spécifique aux psychoses », explique Valeria Lucarini, psychiatre au sein de l’unité.
« FENÊTRE DE VULNÉRABILITÉ »
« On prend en charge le plus tôt possible les 15-30 ans, les plus à risque de développer un trouble psychique sévère, pour limiter la progression des troubles et de leurs complications », détaille la professeure Krebs. Il a été démontré que la durée de psychose non traitée est corrélée à une évolution défavorable à long terme.
Pour rappel, les psychoses sont des syndromes essentiellement définis par une distorsion de la réalité, avec des manifestations « en plus » (hallucinations, idées délirantes), ou des éléments « en moins » (perte d’envie de faire des choses, manque de cohérence de la pensée). On y retrouve les schizophrénies ou encore les troubles bipolaires, avec une prévalence de 1 % à 2,5 % de la population.
Alors que le cerveau se développe jusqu’à 30 ans, entre 63 % et 75 % des troubles psychiques débutent avant 25 ans. « L’adolescence est une phase d’intense maturation cérébrale, relève le docteur Anton Iftimovici, psychiatre au sein du C’JAAD. Durant cette fenêtre de vulnérabilité, il y a de nombreux facteurs qui, additionnés, peuvent perturber le développement cérébral et favoriser la survenue de troubles. » Et de citer le stress, les prédispositions génétiques, les psychotraumas, la consommation de cannabis ou encore le trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) et le TSA.
Entre 2020 et 2023, sur les 1 035 personnes suivies par le C’JAAD, 31 % présentaient un diagnostic de TDAH et-ou de TSA. « Ces personnes ont entre trois et quatre fois plus de risques de développer une psychose qu’en population générale », remarque la docteure Lucarini. Les données internationales montrent aussi des taux significatifs de troubles dépressifs chez ces jeunes à risque.
« La plasticité du cerveau à l’adolescence est aussi une période d’opportunité, poursuit Anton Iftimovici. Il peut rattraper et réapprendre. L’idée est de résoudre des problèmes de connectivité des zones entre elles. » L’équipe intervient donc sur les fameux facteurs prédisposants, tout en renforçant les facteurs protecteurs désormais connus : engagement de la famille, sortie de l’isolement, thérapies comportementales et cognitives (TCC), école, emploi… Qu’il s’agisse d’éviter la transition vers un PEP ou la chronicisation de ce dernier, « on propose toujours quelque chose » dans l’espoir d’améliorer la qualité de vie du jeune et son fonctionnement, insiste Valeria Lucarini.
Dans l’approche classique, dite « catégorielle », telle la Classification internationale des maladies, les affections sont distinguées selon des critères. L’intervention précoce, elle, ne tranche pas et se donne du temps. « On peut halluciner sans que ce soit une schizophrénie », explique Anton Iftimovici. « On accepte de soigner sans attendre un diagnostic formel, et c’est un changement de paradigme », ajoute la professeure Krebs, insistant sur la nécessité de « limiter l’impact sur leur trajectoire de vie et de maintenir les jeunes autant que possible dans leur milieu ».
DEUX ANS DE SUIVI
Au C’JAAD, les usagers bénéficient de deux ans de suivi et sont régulièrement vus par un psychiatre. Seulement, ici, conformément aux recommandations internationales, on décentre au maximum la prise en charge autour du médecin pour la transférer au care manager, le terme consacré dans la profession pour évoquer le coordinateur de soins. « Ce dernier joue le rôle crucial de fil rouge de la prise en charge », résume Philippe Conus, professeur de psychiatrie à la faculté de Lausanne, en Suisse, et président de l’Association internationale d’intervention précoce en santé mentale. Ce manageur s’occupe des besoins psychosociaux et des compétences de la vie quotidienne des personnes « dans une perspective d’autonomisation et de réinsertion ».
Justine Picot, care manager au C’JAAD, s’est formée à la psychologie clinique avant de devenir assistante sociale et d’exercer auprès de Marie-Odile Krebs. Aujourd’hui, elle suit vingt-deux usagers : « Au début, je les vois une fois par semaine ou les contacte quotidiennement, et plutôt une fois par mois ou tous les deux mois en fin de suivi », observe-t-elle. La plupart du temps, elle voit les jeunes dans des cafés proches de leur lycée ou de leur université.
« Il y a un très bon feeling, elle est à l’écoute, sympa, et elle a rapidement identifié mes besoins, apprécie Mathias, 30 ans, qui a intégré le C’JAAD à la suite d’une hospitalisation à l’été 2024. Je la préviens si je ne vais pas bien et elle accélère les choses côté médecin. » Bénéficiaire du revenu de solidarité active, il vit chez les parents d’un ami dans l’attente d’une réponse pour un logement. Sa care manager liste les différentes aides auxquelles il peut prétendre pour son emménagement. Le duo enchaîne avec les projets de formation du jeune homme.
« On tisse un lien de proximité particulier, ils ne nous disent pas les mêmes choses qu’à leurs soignants ou qu’à leurs parents », témoigne-t-elle. Les care managers peuvent aussi se rendre à domicile afin d’aider à faire les courses ou la cuisine, d’accompagner pour un premier trajet en métro, voire aux urgences. « On prend le jeune dans sa globalité, avec un objectif de rétablissement », conclut Justine Picot, qui est aussi formée à la sexologie.
En parallèle, le C’JAAD propose des groupes de gestion du stress, de réhabilitation psychosociale – comment interagir avec l’autre – et de remédiation cognitive – travailler sur la concentration et la mémorisation. La structure bénéficie aussi de deux médiatrices de santé-paires, c’est-à-dire elles-mêmes concernées par des troubles psychiques. « J’apporte mon expérience, ma bienveillance et de l’espoir », souligne Elsa, qui intervient dans des ateliers et lors de certaines consultations et propose des entretiens individuels. En tout, l’équipe compte une vingtaine de personnes, dont deux tiers de personnel non médical.
Quant aux médicaments de type antipsychotiques, « ils ne sont pas recommandés s’il n’y a pas de PEP », précise la docteure Laroche. Et pour cause : ils n’empêchent pas la survenue d’un trouble, mais restent clés pour traiter les symptômes d’un épisode caractérisé. « Il faut par ailleurs les prescrire à petites doses, complète la professeure Krebs. A ce stade, les patients répondent mieux aux traitements, mais les tolèrent moins bien, ce que beaucoup de professionnels ignorent. »
DES FAMILLES ASSOCIÉES
Le soutien familial est l’un des autres piliers de l’intervention précoce. « Cent pour cent des proches sont sollicités », selon la spécialiste. Pour les situations de premier épisode psychotique, la structure propose un programme de psychoéducation – I Care-You Care –, avec dix séances de deux heures, à destination des jeunes et de leur famille qui y assistent le même jour mais dans des salles séparées.
Le programme balaie de nombreuses thématiques : le lien entre stress et vulnérabilité cérébrale, la façon de prendre soin de soi, la consommation de toxiques et de jeux vidéo, les changements d’humeur… Côté parents s’y ajoutent des techniques de communication. « On reprend des choses qu’on avait un peu oubliées, comme d’encourager et de féliciter notre enfant dans ses progrès », pointe Bénédicte, dont le fils Léo a fait un PEP en avril 2024. « C’était important pour lui qu’on y participe, se remémore-t-elle. Le soir, on partageait ce qu’on venait d’apprendre et puis on se disait : “Tiens, ce serait bien de mettre ça en place.” »
Dans le jardin du C’JAAD, Elsa, la paire-aidante, retrouve Antoine un mercredi de juin. Alors que la fin de sa prise en charge dans l’unité approche, le jeune homme de 20 ans, qui a connu plusieurs hospitalisations, s’inquiète. « Ici, on m’écoute et je n’ai pas l’impression d’être un moins que rien », confie-t-il. La paire-aidante le rassure : « On ne va pas te lâcher dans la nature comme ça ! » L’équipe se réunira plus t**d pour réfléchir à l’orientation des soins. Selon les situations, cela peut être un arrêt du suivi ou la poursuite de ce dernier en libéral, une redirection vers l’offre de secteur – type CMP – ou vers d’autres structures spécialisées – addictologie, par exemple.
Dans ces services spécifiques, les taux de transition des jeunes à risque de psychose vers un PEP sont de 10 % à 15 %, contre 30 % à 40 % avec un seul suivi en psychiatrie. Selon une méta-analyse d’essais cliniques randomisés parue dans JAMA Psychiatry en 2018, les bénéficiaires de ce type d’offre de soins présentent une amélioration significative de leurs symptômes, de leur fonctionnement global et de leur qualité de vie, en comparaison du traitement habituel. Les risques d’hospitalisation et d’arrêt du traitement diminuent respectivement de 26 % et de 30 %. Enfin, le rétablissement concerne 57,3 % d’entre eux, contre 50,7 %, soit presque sept points de plus.
Ainsi, Oman n’a presque plus connu d’hospitalisation depuis sa prise en charge au C’JAAD. Il vient même de finir un master et se trouve désormais admissible au capes pour devenir enseignant. Selon la méta-analyse, les participants à des programmes d’intervention précoce ont 12,6 % de chance en plus d’être scolarisés ou employés que ceux pris en soin dans un cadre traditionnel.
« Peut-on considérer que l’accès aux soins est satisfaisant au regard de l’urgence de la situation ? Non », dénonce la professeure Krebs. Si le réseau Transition compte aujourd’hui dix-sept centres à vocation régionale et cinquante-trois centres de proximité, il faudrait une offre deux ou trois plus importante pour absorber les besoins, assure la psychiatre.
De son côté, la direction générale de l’offre de soins indique que l’expérimentation d’un programme similaire à celui de l’unité du C’JAAD est en cours dans trois centres de la région des Pays de la Loire. Financée au titre de l’article 51 – une mesure dérogatoire apparue en 2018 dans la loi sur le financement de la Sécurité sociale permettant de financer un projet expérimental –, l’offre pourrait entrer dans le droit commun après évaluation des résultats prévus pour 2026.
« SYSTÉMATISER LE TRAVAIL EN RÉSEAU »
En attendant, ici et là, l’intervention précoce se développe selon les bonnes volontés des équipes et les opportunités financières – appels à projet lancés par les agences régionales de santé par exemple. « Mais nous manquons d’un cahier des charges basé sur un modèle international qui a fait ses preuves et des indicateurs de mesure d’efficacité et de fidélité au fameux modèle », note la professeure Krebs – comme cela se fait au Canada, par exemple. « Il est temps de donner les moyens au réseau Transition pour harmoniser la situation sur le plan national », poursuit-elle.
La spécialiste déplore aussi que les campagnes nationales actuelles pour favoriser le bien-être chez les adolescents aient dans le même temps, et paradoxalement, éclipsé les besoins en psychiatrie. « On ne s’imagine pas que des troubles sévères puissent survenir chez les jeunes, constate-t-elle. Si cela reste une minorité d’entre eux, il est impératif de réfléchir à un parcours de soins pour combler le vide entre les dispositifs de première ligne et les services comme les nôtres. » A titre d’exemple, les études rapportent un délai moyen de deux ans entre un PEP et l’accès au traitement.
L’Inserm, le GHU et le réseau Transition ont développé un questionnaire d’auto-évaluation (Primo), à destination des jeunes et accessible en ligne, qui devrait permettre de faciliter et d’optimiser l’orientation vers les spécialistes.
Il reste à former massivement les acteurs de première ligne au repérage – soignants en milieu scolaire et universitaire, médecins généralistes et professionnels des maisons d’adolescents – et les spécialistes en ville ou dans les centres médico-psychologiques aux nouvelles modalités de prise en charge, qui bousculent la psychiatrie traditionnelle.
« Cela suppose de transformer notre pratique, et donc de nous réorganiser, reconnaît Marine Lardinois, psychiatre à Lille et cofondatrice de l’Association des jeunes psychiatres et des jeunes addictologues. Tout en gardant une politique sectorielle, il faut systématiser le travail en réseau au-delà du champ sanitaire. Cela impose un vaste travail de sensibilisation des partenaires au contact des jeunes. » La médecin y voit une façon pour les spécialistes de retrouver du sens dans leur métier « en se réappropriant les missions de base de la psychiatrie de secteur », la détection précoce et la prise en soins précoce des troubles.
Début septembre, le ministre de la santé de l’époque, Yannick Neuder, a chargé, entre autres, la professeure Krebs de réaliser d’ici à décembre un état des lieux des dispositifs existants dans le cadre d’une mission interministérielle. Cette dernière devra effectuer des recommandations de repérage, d’orientation et de prise en charge. Le cardiologue de formation avait formulé l’objectif « ambitieux mais nécessaire de structurer [un modèle national] d’ici à 2027 ».
En parallèle, la Haute Autorité de santé a annoncé en juillet le lancement des travaux d’élaboration des recommandations de bonnes pratiques pour le repérage et le suivi « des personnes présentant un premier épisode psychotique ou un risque d’évolution vers une psychose ». De quoi espérer réduire ainsi les pertes de chance de nombreux jeunes ?
Le Monde du 3 novembre 2025