21/09/2025
LE BAC A GASOIL
Grandir dans la toxicité
Grandir dans un environnement de violence, d’abus, d’inceste ou de perversité, c’est comme naître dans un bac à gasoil.
On y respire une odeur toxique, on s’y imprègne, on s’y noie presque. Pour survivre, l’enfant s’ajuste : il avale les injonctions comme des boulettes de mazout, transforme ces phrases en vérités sur lui-même, et maintient coûte que coûte un lien d’amour avec ses persécuteurs — car sa survie en dépend. Ces ajustements sont des créations de survie. Ils protègent du pire, mais laissent des empreintes profondes. Peu à peu, l’on en vient à croire que la vie, c’est ça : que le gasoil est normal. La loyauté au bac devient plus forte que la loyauté envers soi.
J’ai moi-même respiré ce gasoil. Je sais ce que c’est de grandir dans la violence physique, psychologique, le harcèlement. Ce que j’écris ici n’est pas une théorie abstraite, c’est une traversée.
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Le trauma existe
De ce bain sortent des marques profondes. Elles persistent : tremblements, panique, suffocation, dissociation — la mémoire somatique qui s’exprime comme si le danger était encore là. Mais il y a aussi l’empreinte relationnelle : troubles d’attachement (peur de l’abandon ou fuite de l’intimité), conduites à risque (addictions, sexualité compulsive, mises en danger), réactivations relationnelles (on rejoue les scénarios d’abus), et croyances identitaires (« je ne vaux rien », « l’amour me blesse »).
Le trauma n’est pas seulement une cicatrice : c’est parfois une fragmentation intérieure. Beaucoup vivent avec des parts clivées : une part adulte qui fonctionne, une part enfant terrorisée, une part enragée, une part qui anesthésie. Ces parts ne disparaissent pas d’elles-mêmes. Le travail est d’apprendre à les reconnaître, à les réunir dans une même présence, pour que la personne cesse de vivre éparpillée.
Le trauma n’est pas un souvenir : il est un moteur présent.
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Le piège du blâme, de la pensée magique — et de la réparation impossible
Trois impasses menacent :
1. Le blâme éternel — tant que je rends l’extérieur responsable, je recrée un baril intérieur. Même dans une eau claire, je retrouve l’odeur du gasoil.
2. La pensée magique — les stages-miracle, les remèdes express : séduisants, mais souvent superficiels.
3. La course à la réparation extérieure — la justice est nécessaire quand elle est possible ; mais parfois elle ne viendra pas. Rester figé dans l’attente de cette réparation, c’est rester prisonnier.
Alors commence un autre travail : chercher en soi une réparation symbolique, une reconnaissance intime du mal subi, une façon de se redonner sa propre valeur. Parfois, ce travail interne a plus de force que la reconnaissance extérieure. C’est ce qu’on appelle parfois le pardon, mais pas un pardon imposé, pas une décision volontaire. C’est un processus, une traversée. On ne le contrôle pas.
Le pardon, s’il vient, tombe comme un fruit mûr. Mais ce fruit est gorgé de haine, de pleurs, de colère, de désespérance, de tout le chemin parcouru. Il tombe, il se décompose, et la terre absorbe tout cela pour en faire de l’humus. Un humus fertile, d’où peut renaître la vie.
Alors peut-être que mon rôle n’est pas de fabriquer le pardon à la force du poignet, mais de jardiner. Jardiner mon arbre, même s’il est tordu, plein de cicatrices. Jardiner le soin, la patience, la conscience. Et un jour, sans que je décide, l’arbre porte un fruit. Le fruit du pardon. Et il tombe. Et une libération devient possible.
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Le « oui »
Quand le trauma s’active, les réactions échappent souvent au contrôle. Pourtant, au cœur de la tempête peut s’ouvrir un espace : y dire « oui ». Oui au corps tendu, oui à la peur, oui à la douleur.
Le « oui » ne supprime rien mais change la relation : on cesse d’ajouter de la violence à la violence. Répété, il devient ancrage, point d’appui intérieur. Il n’est pas résignation ; il est lucidité — amorce d’action juste.
Micro-script pratique du “oui” :
> « Laisse ton souffle venir comme il peut. Tu sens le tremblement, la peur, l’étouffement ? Tu peux leur dire doucement : oui. Oui, tu es là. Oui, je te vois. Oui, je t’accueille. »
Cette parole simple, répétée, ouvre un espace où le trauma n’est plus toute la scène mais devient un élément vu dans la lumière de la conscience.
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Responsabilité, appui — et la difficulté d’oser demander de l’aide
La responsabilité n’est pas culpabilité. Elle signifie : « aujourd’hui, ceci est en moi ». L’accepter libère de l’immobilisme.
Mais demander de l’aide est vertigineux. Quand on a survécu seul, quand l’appui a trahi, tendre la main est paniquant : « Comment faire confiance ? » Le vrai courage est d’oser chercher l’aide compétente — un thérapeute formé au trauma, une communauté de pairs, un cadre clinique solide. Un ami peut tenir ta main, mais il ne remplace pas la compétence.
Chercher l’aide compétente exige d’exposer sa blessure, d’accepter la lenteur, la rééducation psychique — millimètre après millimètre. Les « miracles » visibles ne tombent pas du ciel : ils sont la pointe émergée d’un long labeur.
Demander de l’aide n’est pas un signe de faiblesse ; c’est un acte de dignité. C’est accepter que la blessure est trop vaste pour être portée seul, et que c’est précisément en s’appuyant — prudemment, progressivement, auprès de personnes compétentes — que l’on retrouve la force d’avancer.
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Le thérapeute qui entre dans le feu
Quand j’entre en séance, j’entre souvent comme un pompier ou un médecin en zone d’urgence. J’ai moi-même parcouru la forêt hantée du bac à gasoil ; ma présence n’est pas naïve. J’y pénètre équipé : tenue de protection psychique, vigilance, supervision, outils cliniques. Comme le pompier n’entre pas en tenue légère dans un brasier, je n’aborde pas la matière traumatique sans préparation, sans cadre, sans accord.
J’ajuste mon intervention au degré d’activation : calme et présence quand la fenêtre de tolérance est ouverte ; gestes plus fermes si la panique ou la dissociation submergent. Et parfois, oui, l’urgence impose d’agir sans attendre. Comme celui qui retient quelqu’un prêt à sauter, il m’est arrivé de devoir trancher et extraire dans l’instant.
Note éthique : ces gestes ne se prennent jamais à la légère. Ils sont réservés aux situations de danger vital, toujours avec l’intention de protéger. Hors de ces moments extrêmes, le thérapeute ne force pas, ne contraint pas : il accompagne, il soutient, il attend. L’autorité d’urgence est une exception, jamais une méthode.
Une fois le patient ramené hors du feu, commence un autre travail : déposer la tenue, apaiser, déléguer, soigner. Être pompier n’est pas suffisant ; il faut aussi être compagnon dans la rééducation.
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Une vigilance nécessaire
Ce texte n’est pas une méthode universelle. Pour certaines personnes en grande souffrance psychique — troubles bipolaires, schizophrénie, troubles anxieux sévères, dissociations massives — le travail proposé ici peut être insuffisant, voire dangereux s’il est pratiqué seul. Dire « oui » au trauma peut réveiller trop brutalement ce qui était tenu, et réactiver des crises plus violentes.
Comme dans les retraites méditatives où l’on veille à l’état psychique des participants, il est essentiel de rappeler : un tel chemin demande discernement et accompagnement. S’il y a une fragilité psychopathologique profonde, il faut impérativement chercher un soutien adapté, thérapeutique et médical, avant d’entrer dans ce type de travail.
Le « oui » n’est pas un outil magique. Ce n’est pas une clé à utiliser seul dans tous les contextes. C’est une ouverture possible, à cultiver avec prudence, et parfois uniquement dans un cadre sûr, accompagné d’un praticien formé.
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L’expérience et la présence
Ce texte n’est pas un protocole ni une suite d’outils à appliquer mécaniquement. La transformation ne se fabrique pas par recettes. Elle se co-crée dans la présence, dans la rencontre avec un autre.
La présence n’est pas seulement physique. C’est l’attention, la vigilance, l’ouverture qui permet à quelque chose de nouveau d’advenir. C’est là tout le danger des livres de développement personnel ou de spiritualité qui prétendent remplacer l’expérience : aucun livre, aucun outil ne peut donner le goût de la poire tant qu’on n’a pas croqué dedans.
Ce que je transmets ici est une expérience : la mienne, et celle que j’ai partagée avec d’autres. Chacun doit en faire son propre chemin, à sa manière, dans sa vie, avec ses appuis.
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Conclusion
La dignité humaine ne réside pas dans l’oubli du trauma mais dans la capacité à dire « oui » à ce qui est, à chercher une aide compétente, à accepter la lenteur de la rééducation, et à jardiner le soin.
Ce travail n’est ni rapide ni magique ; il est humble, exigeant, parfois douloureux — et pourtant libérateur.