10/12/2023
Se battre jusqu'à épuisement... Ce n'est pas normal.
[Explosion émotionnelle]
Vendredi, 16h, le téléphone sonne.
« Allo, c'est la MDPH ».
Ouhla, la MDPH, qui appelle,un vendredi soir, ça ne peut JAMAIS être bon. Les vrais savent. Tout mon corps se tend.
« Votre recours a été examiné cet après-midi et je voulais vous prévenir qu'il a finalement été accordé à Louise un accompagnement humain individualisé sur 100% du temps scolaire, ainsi que le maintien de ses droits en Ulis, jusqu'à la fin de sa scolarité en primaire ».
BOUM.
(fait le cœur de Caroline à ces mots).
Peut-être l'avez-vous déjà ressentie, cette explosion. Sinon, laissez-moi vous aider à imaginer.
On vous annonce une nouvelle, complètement inattendue, et en un millième de seconde, c'est la ruade dans les neurones, l'explosion dans les émotions, Hiroshima dans la tête.
Vous avez envie, tout à la fois : de sortir en courant dans les rues pour hurler « on est les champions » tout en étant prête à fondre en larmes. De rejoindre Madonna sur scène à Bercy pour célébrer, tout en vous effondrant sur place comme une Miss qui vient de remporter son diadème. De hurler « Victoire ! Victoire » dans votre salon, tout en crevant d'envie d'aller sous la couette pleurer tout ce que cette victoire représente.
Six ans. Six ans que chaque année, je remplis un nouveau dossier pour demander une AESH individuelle à plein temps pour ma fille. Six ans qu'on refuse et qu'elle a, au maximum, un mi-temps. Six ans à cocher les mêmes cases, demander les mêmes papiers à la médecin, à la kiné, à l'orthophoniste, à remplir des gevasco, à envoyer un paquet d'une vingtaine de pages qui disent une seule et même chose : pour évoluer dans de bonnes conditions à l'école, et pour le bien aussi de ses enseignantes, elle a BESOIN d'une aide individuelle. Et ce besoin est aussi un droit.
Et là, BOUM.
Alors que j'avais déjà préparé la grosse artillerie, que j'étais persuadée qu'on se prendrait un nouveau refus en pleine face, que j'avais déjà cherché une avocate pour aller cette fois-ci faire reconnaître la situation au tribunal : BOUM. C'est bon. Et c'est pour quatre ans. De quoi nous laisser le temps de préparer avec sérénité la suite du parcours de Louise. De quoi me laisser enfin l'espace mental de penser à mon travail plutôt qu'aux délais du dossier, de chercher de nouvelles collaborations plutôt que de subir des attentes téléphoniques et des relances incessantes.
Six ans, donc. Et jamais faciles. D'ailleurs, en fin d'année scolaire dernière, j'avais jeté l'éponge. Épuisée. Ecoeurée. Rien ne marcherait jamais, on ne trouverait pas de place pour Louise, ni à l'école ni dans un établissement spécialisé (vous savez, la baguette magique de l'éducation nationale « vous avez pensé à l'IME ? » « ah ben oui on y a pensé , y a 5 ans de liste d'attente, une autre question en attendant ? ».
J'avais renoncé. La France n'était pas la bonne pioche pour vivre avec un handicap (oups, je corrige l'emploi de l'imparfait : ça, je le pense toujours).
Et puis, il y a un mois, sans le savoir la MDPH a appuyé sur mon bouton rouge à moi, celui qui active mes codes nucléaires, quand ils nous ont notifié que si dans deux ans Louise n'avait pas de place en IME, elle irait en classe ordinaire. Cette fois, ce fut Nagazaki dans ma tronche. Je devrais les remercier, car ils ont réveillé cette énergie de la colère et de l'injustice que j'avais enterrée sous la fatigue. Il était hors de question d'envoyer Louise au casse pipe dans une classe de 28 CM2 dans deux ans, elle dont le temps de concentration max est de 10 minutes pour le moment.
Alors j'ai réuni les généraux (mes petits neurones et Google), on a fait un plan d'attaque et sorti l'artillerie. Appelé partout, à gauche, à droite, d'en bas jusqu'en très haut, harcelé au téléphone, sur les réseaux sociaux, pour alerter sur la situation. Cette fois c'était certain : je ne lâcherais rien.
Et puis vendredi, nouveau BOUM. Six années qui finissent par aboutir. Oh ,raconté comme ça, j'ai peur que ça ait l'air presque facile. Mais vous qui le vivez savez que non. Et les autres, les chanceux qui ne connaissent pas les MDPH, je continuerai à témoigner pour que vous sachiez. C'est six années de hauts et de bas. De temps perdu. De travail parfois négligé. D'argent perdu, donc. De culpabilité de laisser sa gamine devant Trotro pendant que tu rédiges son « projet de vie ». De questions sur la façon dont son grand frère vit ces injustices qui sont bien trop souvent au cœur de nos conversations familiales. A vivre chaque année des réunions comme un tribunal, d'où tu ressors en apprenant que ton enfant a un niveau scolaire très bas (sans dé****er ? Elle est peut-être handicapée, non?).
Six années à demander un arrêt maladie de dix jours après la pire de ces réunions, parce que mon cerveau tournait en boucle sur ce que j'avais entendu et était incapable de se concentrer sur autre chose. A se disputer en couple quand la fatigue est trop forte et que seuls les reproches montent au cerveau. De boules dans le ventre quand tu comprends que ton enfant est une b***e de ping pong que vont se renvoyer pendant des années l'éducation nationale (pas de moyens ! Pas d'argent!) et le système médicosocial (pas de place ! Pas de moyens ! Pas d'argent!).
Certains vont penser « c'est grâce à sa notoriété ». Tu parles. Ma tête à la télé ne nous a jamais rien rapportés. Au contraire, on me l'a reprochée. Une fois -et je prends enfin la liberté d'en parler- j'ai eu droit à de vagues menaces de service juridique, de diffamation parce qu'on n'apprécie pas beaucoup que je témoigne sur ce que l'on vit. (Paniquez pas madame, je suis journaliste, je sais ce qu'est diffamation et ça m'a juste fait rigoler.)
Alors voilà. Pendant les quatre prochaines années je ne vais pas refaire ce pu**in de dossier MDPH pour la scolarité. Et je n'arrive même pas à réaliser. D'ailleurs j'ai cauchemardé toute la nuit suivante que j'étais de retour à l'école et que je ratais tous les cours et les examens:-)
Tous les élastiques de mes épaules sont encore tendus. Je sais qu'on ne vient pas pour autant de gagner notre ticket pour le pays des Bisounours. Des difficultés, il y en aura. (Parce qu'attribuer une AESH c'est une choses, mais la recruter c'en est une autre). MAIS je voulais vous dire : tout ce qu'on obtenu au fil de ses six années (15 h d'aesh individuelle en maternelle, puis 12 h, puis une place en Ulis, puis 12h d'aesh tout en étant en Ulis, et enfin ce temps plein d'aide humaine) : tout cela, on nous avait seriné auparavant : «Nous savons que vous êtes déterminés, mais on préfère vous prévenir, vous ne l'obtiendrez pas. Ça ne se fait pas ».
Nous savions que c'était faux, grâce aux associations, aux autres parents, aux réseaux sociaux. Je ne vais pas vous faire une leçon de courage à coup de « allez faut pas lâcher l'affaire », parce que par moment, on a besoin de lâcher temporairement et de pleurer un bon coup.
Mais sur le fond, ne lâchez pas. Ne lâchez rien. C'est des droits de nos enfants qu'on parle, et même la Defenseure des droits constate qu'ils sont régulièrement bafoués dans leur scolarité. Ne restez pas tout seul, mettez-vous en contact, renseignez-vous tous azimuts. Et peut-être, un jour, vous vivrez à votre tour cette explosion nucléaire émotionnelle. Et peut-être qu'un jour plus lointain encore, ces victoires individuelles perdront leur goût d'amertume quand on pense à tous les gens qui n'ont ni le temps, ni les ressources, ni la compréhension du labyrinthe administratif, pour rester debout face au rouleau compresseur.