24/10/2025
Ce matin-là. 6h47. Salle de bain.
Je me brosse les dents en pensant à ma réunion de 9h. Puis à ce mail en ret**d. Puis à ce projet qui coince. Ma main fait les mouvements. Haut, bas, gauche, droite. Automatique.
Je recrache. Je me rince la bouche. Je range la brosse.
Et là, en m’essuyant, je regarde mes mains dans le miroir. Elles tremblent légèrement. Depuis quand ? Aucune idée. Peut-être depuis des semaines. Peut-être depuis des mois.
Je ne les avais pas vues.
Parce que je ne regarde plus mon corps. Je l’utilise. Je le transporte. Je le nourris quand il faut. Je le lave quand il sent. Mais le regarder ? Le sentir ? Ça fait longtemps.
LE JOUR OÙ MON CORPS M’A FORCÉ À REVENIR.
C’était il y a dix-sept ans. Avant même que je commence ma pratique quotidienne.
J’enfilais mes chaussures pour partir courir. Routine du mardi matin. Lacets, porte, cour de graviers, chemins de campagne.
Au bout de cinq cents mètres, une sensation bizarre dans ma chaussure droite. Pas une douleur franche. Quelque chose de mouillé. D’inconfortable. Comme un caillou qui se déplace.
Mon premier réflexe ? L’ignorer. J’avais mon temps à faire. Mes kilomètres à cocher. Mon application qui comptait. Mes statistiques qui m’attendaient.
Alors j’ai continué.
Kilomètre un. La sensation devenait plus insistante. Mais mon cerveau était ailleurs. Sur cette présentation à finaliser. Sur ce conflit avec mon associé. Sur ces décisions à prendre.
Kilomètre deux. Ça commençait à tirer. À brûler légèrement. Mais je ne voulais pas m’arrêter. Pas maintenant. Pas pour ça. C’était sûrement rien.
Kilomètre trois. Je sentais bien que quelque chose clochait. Mais d’une façon étrange, lointaine, comme si cette information arrivait de très loin. Comme un signal radio mal capté.
Retour à la maison. Cinq kilomètres au compteur. Objectif atteint. Satisfait. Jusqu’à ce que j’enlève ma chaussure.
Du sang. Beaucoup de sang. Ma chaussette était trempée, collée à mon pied. Rouge foncé. Ma chaussure aussi. Une ampoule avait éclaté dès le départ. Peut-être même avant.
Je l’avais sentie. Dès cinq cents mètres. Mais je n’avais pas écouté.
J’étais tellement déconnecté de mon corps que j’avais couru cinq kilomètres avec un pied en sang en me disant que “c’était sûrement rien”.
ASSIS PAR TERRE DANS MON ENTRÉE.
Chaussette rouge entre les mains. Pied qui pulse. Sang qui coule encore un peu.
Et cette question qui montait, froide, effrayante : si je peux courir cinq kilomètres avec un pied en sang sans m’arrêter, où suis-je ? Qui habite ce corps ? Qui décide ?
Parce que ce n’était pas moi. Moi, j’étais dans ma tête. Dans mes pensées. Dans mes objectifs. Dans mes “il faut que”.
Mon corps, lui, était devenu un simple outil. Un véhicule. Un moyen de transport pour mon cerveau hyperactif. Une machine à produire, à performer, à cocher des cases.
Et cette machine venait de saigner pendant cinq kilomètres sans que le pilote ne s’en rende compte.
J’ai eu peur. Vraiment peur. Pas de la blessure. De cette absence. De ce vide. De cette déconnexion totale.
LE LENDEMAIN, J’AI APPELÉ MATHILDE.
Une amie kiné. Je lui ai raconté. Elle n’a pas ri. Elle n’a pas trouvé ça anecdotique.
“Jean-Marc, je vois ça tous les jours dans mon cabinet. Des gens qui viennent avec des douleurs chroniques. Je leur demande depuis quand ça fait mal. Ils ne savent pas. Des mois ? Des années ? Ils ne savent plus.”
Elle m’a dit quelque chose qui m’a marqué : “Le corps parle toujours. Mais on a appris à ne plus écouter. On monte le son de notre mental pour couvrir les signaux du corps. Jusqu’au jour où le corps hurle. Et là, on l’entend. Mais c’est trop t**d.”
Mon pied hurlait depuis cinq cents mètres. Je n’avais entendu que trois kilomètres plus t**d.
POURQUOI ON SE DÉCONNECTE ?
J’y ai beaucoup réfléchi pendant les deux semaines où mon pied guérissait. Deux semaines sans pouvoir courir. Forcé à ralentir. Forcé à écouter.
Ressentir son corps, c’est risqué.
Si tu sens ta fatigue, tu risques de devoir t’arrêter. Et tu ne peux pas. Trop à faire. Trop d’attentes. Trop en jeu.
Si tu sens ta douleur, tu risques de devoir changer quelque chose. Ton rythme. Ton travail. Ta relation. Trop compliqué. Trop coûteux.
Si tu sens ton manque, tu risques de devoir l’admettre. La solitude. Le vide. Le besoin de connexion. Trop vulnérable.
Alors on monte dans la tête. C’est plus sûr là-haut. On peut penser, analyser, contrôler, prévoir. On a l’illusion de maîtriser sa vie.
Sauf qu’un corps non écouté finit toujours par crier. Toujours.
Burn-out. Douleurs chroniques. Maladies auto-immunes. Accidents. Effondrements.
Mon pied en sang, c’était un rappel doux comparé à ce qui aurait pu arriver. Un signal d’alarme. Un dernier avertissement avant quelque chose de plus grave.
MATHILDE M’A RECONTACTÉ.
Sept ans plus t**d. Un message simple : “Tu te souviens de ton pied ? J’en suis là. Je ne sens plus rien.”
On s’est vus. Elle m’a raconté. Kinésithérapeute depuis quinze ans. Elle passe ses journées à toucher les corps des autres. À les aider à se reconnecter. À sentir leurs tensions, leurs blocages, leurs douleurs.
“Mais moi ? Je ne sens plus rien, Jean-Marc. Je ne sais même plus si j’ai faim. Je mange parce que c’est midi. Pas parce que mon corps me le dit. Hier, je me suis rendu compte que j’avais mal au ventre depuis deux heures sans m’en apercevoir.”
Son mari lui a fait remarquer qu’elle se cogne partout. Coins de table. Portes. Meubles. “Avant, il trouvait ça drôle. Maintenant, il s’inquiète. Il me dit que je ne suis plus là.”
Elle a raison. Elle n’est plus là. Elle est dans sa tête. Dans ses pensées. Dans son mental qui tourne.
Son corps continue de fonctionner en pilote automatique. Il marche, mange, travaille, touche les corps des patients. Mais elle ne l’habite plus.
JE LUI AI PROPOSÉ QUELQUE CHOSE DE SIMPLE.
“Demain matin, avant de te lever, pose tes mains sur ton ventre. Sens ta respiration. Cinq minutes. C’est tout.”
Elle m’a regardé avec scepticisme. “C’est tout ? Ça semble trop simple.”
“C’est pour ça que ça marche.”
Les trois premiers jours, elle m’a envoyé des messages découragés. “Je ne sens rien. Enfin si, je sens que mon mental commente. ‘Tu respires, et alors ? C’est débile.’ Je veux arrêter.”
Je lui ai dit de tenir. Encore un jour. Juste un.
Le quatrième matin, son message était différent : “Jean-Marc. J’ai senti. Vraiment senti. Pas pensé ‘je respire’. Senti le mouvement. La vie qui pulse. La chaleur sous mes mains. C’était tellement… présent. J’ai pleuré. Je ne savais même plus que c’était possible.”
MON PIED A MIS DEUX SEMAINES À GUÉRIR.
Deux semaines où chaque matin, en changeant le pansement, je regardais cette blessure et je me disais : merci.
Merci de m’avoir rappelé que j’ai un corps. Merci de m’avoir forcé à revenir. Merci d’avoir hurlé avant que quelque chose de plus grave n’arrive.
Aujourd’hui, quand je cours, je sens mes pieds. À chaque foulée. Le contact avec le sol. Le poids qui bascule. L’appui qui change.
Pas toujours. Parfois je repars dans ma tête. C’est humain. Mais maintenant, je m’en rends compte. Et je reviens.
TON CORPS T’ATTEND.
Depuis combien de temps déjà ? Des mois ? Des années ?
Il t’attend patiemment pour que tu reviennes habiter chez toi. Pour que tu arrêtes d’être locataire de ta propre vie.
Parce que ta première maison, ce n’est pas ton appartement. C’est ce corps qui te porte depuis le premier souffle et qui te portera jusqu’au dernier.
Alors maintenant, là où tu es : pose tes mains sur ton ventre. Ferme les yeux. Sens ta respiration. Trois fois. Juste trois respirations conscientes.
Le retour commence ici. Le premier pas vers chez toi.
Jean-Marc