14/11/2018
LE COUPLE, LE MOMENT HÉROÏQUE
La nuit vient de tomber, lentement, et leurs deux ombres se sont couchées sur le buffet sombre de la cuisine.
Ils sont tous les deux assis, fermés, l’un en face de l’autre…
Le temps s’écoule lentement, comme une perte de connaissance, ou un coma…
Juste l’odeur de la soupe qu’ils ont dans leur assiette qui rompt avec le vide…
Ils sont là, tous les deux, Élie et Marie. Là depuis longtemps, des heures, plus de vingt années…
Ils se sont aimés, tellement fort, tellement bien. Puis cela n’a pas duré, un enfant est venu, puis deux, et chacun a perdu la trace de l’autre, en même temps que la sienne s’est crispée dans des douleurs insolubles.
Ils ont parlé longtemps, souvent, quelques fois des nuits entières, sans succès. Les corps se sont dits non, et les cœurs ont saigné, ils saignent encore, presque tous les jours…
Et les printemps ont passé, suivis des automnes et des hivers.
Élie et Marie sont paralysés ce soir. Toute la semaine ils étaient mal, ont essayé de parler, n’ont pas réussi. Rien n’y fait. Le piège, le même, celui dans lequel ils sont tombés des centaines, peut-être des milliers de fois, est revenu. C’est plus fort qu’eux. L’un et l’autre en ont pleuré souvent, t**d dans la nuit, quand il ou elle partait marcher, fumer une clope, le corps en miette, le cœur brisé, sans souffle, juste…une plainte intime sous le ciel indifférent.
Puis, il y a quelques temps, ils ont entendu parler de lui (ou d’elle), le thérapeute, celui qui passe sa vie au cœur des fonctionnements relationnels, de l’histoire du monde, comme une ascèse, ou un art de vivre, ou encore une pratique spirituelle… Un optimiste…
Après un long chemin passé à trois, il est revenu sur un très modeste outil qu’il leur a de nouveau proposé…
Ce soir-là, à table, elle s’en souvient la première semble-t-il… Les secondes s’écoulent, et elle semble lutter avec elle-même, comme si le risque à prendre était ultime, comme une mort assurée si l’outil ne marche pas ce soir. Dans la cuisine, le destin de ces deux-là s’étire dans l’espace sous les formes mouvantes de volutes aux odeurs de légumes et d’épices.
Élie est resté fermé, il se réveille juste lorsqu’il la voit arracher un morceau de coin de table en papier, et qu’elle cherche un stylo dans sa blouse. Puis il s’étonne de la voir griffonner sur le morceau de nappe, le front plissé, la main tremblante, sans maquillage, sans rien… Pourtant il la trouve belle, encore très belle, malgré tout cela. Il n’a jamais pu partir, lui non plus, jamais pu, pourtant il a essayé, il a tout essayé.
Elle prend une grande respiration et elle semble hésitante dans ce qu’elle griffonne.
Puis le stylo tombe de sa main, comme une chute inévitable. Il tombe sur la table, fait du bruit, et laisse le morceau de papier taché de hiéroglyphes qu’Élie ne peut lire à l’envers.
Les minutes passent, puis tremblante, elle glisse son œuvre, l’enjeu de toute une vie, vers lui, comme si tout se jouait de cet instant.
Elle baisse alors les yeux et reprend une cuillère de sa soupe qu’elle laisse en partie couler de la cuillère sur sa robe.
Élie voit le papier, écrit à l’envers, n’y comprend rien, hésite, cherche à comprendre sans le montrer, un homme quoi !
Puis il se décide, sort sa main de dessous la table et tourne le papier qui devient lisible.
Marie est pétrifiée, elle regrette déjà, elle voudrait partir, courir, chercher la porte, ou sauter par la fenêtre, mais ne bouge pas.
« Chéri, je suis encore en rage ce soir, tu sais bien, en colère, toujours… Je sais que cela m’appartient, je sais cela, je l’ai compris, et je regrette de ne pas pouvoir faire mieux, je regrette depuis si longtemps, peut-être depuis que je suis née… Je voudrais faire mieux pour toi, te donner autre chose… »
Élie ne dit rien, longtemps, sans un souffle, comme mort, il entend, il lit des mots inconnus jusqu’alors… Le temps passe et la cuillère de soupe reste morte dans sa main. Marie ne respire plus depuis des siècles.
Les années repassent en son esprit et dans sa chaire, à rebours, ça tremble dans son ventre…
Le silence s’installe longtemps avant qu’Élie trouve la force, le courage, l’amour, l’honnêteté de lui aussi attraper un petit bout de cette nappe en papier, cette page d’écriture.
Marie retient ses larmes…
Il griffonne à son tour, lentement, comme maladroit…
Elle attend, ne croit plus en rien, ose croire en tout, se perd en confusion, cela fait trop longtemps qu’elle attend…
La main d’Élie qui l’a tant caressée s’avance vers elle, une main d’homme, une main humaine, celle qui tend, qui se donne, qui offre, qui apaise…
« Je t’ai fui si souvent Marie, à chaque instant, ça je l’ai compris depuis peu, tel un absent, un zombi… Je t’ai laissée seule longtemps, tout le temps, seule, morose, j’ai eu si peur de tout, des femmes, de toi surtout, toi qui m’épates, toi qui quand tu tournes le dos fait que le monde devient vide pour moi, toi, Marie… »
Ils ne peuvent se regarder, chacun terrifié par ce que l’autre pourrait dire, détruire de cet héroïsme partagé…
Marie sait que le monde vient de changer…
Plus t**d, bien plus t**d, Élie se lève, va à la fenêtre, l’ouvre, regarde le ciel.
Il pleut sur la ville, il pleut sur le monde, de l’eau qui nous lave, nous guérit, une eau d’amour, de celle qui blanchit les trottoirs…
Une eau qui nous guérit tous…
RJM