06/12/2025
(Alice Miller — Le drame de l’enfant doué)
Je me demande parfois s'il nous sera un jour possible d'appréhender l'étendue de la solitude et de l'abandon auxquels nous avons été exposés étant enfants et auxquels nous le sommes donc intrapsychiquement encore en tant qu'adultes. Je ne parle pas en premier lieu de l'abandon extérieur, des séparations réelles qui peuvent bien entendu avoir des conséquences traumatiques, je ne
pense pas non plus aux enfants qui ont manifestement été délaissés ou même abandonnés, qui l'ont toujours su et ont au moins grandi avec cette vérité.
Mais il reste tous ceux qui avaient des parents différenciés, dévoués,
encourageants, et qui souffrent pourtant de troubles narcissiques et
de dépressions graves. Ils arrivent en analyse affichant cette image
d'une enfance heureuse et protégée avec laquelle ils ont grandi.
Il s'agit de patients qui avaient beaucoup de possibilités et de
talents, qu'ils ont d'ailleurs développés et qui ont souvent été
admirés pour leurs dons et pour leurs performances. Presque tous
ces analysants étaient propres à l'âge d'un an et s'occupaient déjà
de leurs petits frères et sœurs entre un an et demi et cinq ans. Selon
l'opinion la plus répandue, ces enfants — qui étaient la fierté
de leurs parents — devraient avoir une conscience d'eux-mêmes
forte et stable. Or, c'est tout le contraire. Ils réussissent tout ce qu'ils
entreprennent, parfois même de manière extraordinaire, ils sont
admirés et enviés, ils ont du succès là où ils le veulent, mais tout ça
ne sert à rien. La dépression, un sentiment de vide, une
impression d'aliénation de soi, d'absurdité de l'existence les
guettent et les envahissent dès que la drogue de la « grandiosité »
leur fait défaut, dès qu'ils ne sont pas on top, qu'ils ne sont pas la
vedette, ou qu'ils ont le sentiment de ne pas être à la hauteur d'une
image idéale qu'ils se sont faite de leur Soi. Ils sont alors en proie à
l'angoisse, à la honte et à des sentiments de culpabilité. Quelles
sont les causes de troubles narcissiques si profonds chez des
êtres aussi doués ?
Dès le premier entretien, ils nous expliquent qu'ils avaient des
parents très compréhensifs, au moins l'un des deux, et que si parfois
ils n'avaient pas été compris, ils ne pouvaient s'en prendre qu'à eux-
mêmes, n'ayant pas su s'exprimer correctement. Ils racontent leurs
premiers souvenirs sans aucune compassion pour l'enfant qu'ils
étaient. Ceci se remarque d'autant plus que ces patients, non
seulement disposent habituellement d'une faculté d'introspection peu
commune, mais qu'ils savent souvent très bien comprendre ce que
ressentent les autres. Leur relation avec la sensibilité de leur
enfance est pourtant marquée par un manque total de respect à
son égard, par l'obsession de vouloir la contrôler, la manipuler et par
le besoin de réaliser des performances. Ils affichent souvent une
attitude méprisante et ironique face à leur enfance, qui va même
parfois jusqu'à la moquerie, au cynisme. Généralement, ces patients
ne prennent pas au sérieux leur destin d'enfant, ils n'en ont aucune
compréhension émotionnelle et n'ont aucune idée de leurs véritables
besoins au-delà de celui d'accomplir des performances.
L'intériorisation du drame originel est tellement parfaite que l'illusion
d'une bonne enfance peut être sauvée.
J'aimerais tout d'abord, afin de pouvoir décrire le climat psychique
de ces analysants, formuler quelques hypothèses, proches des
travaux de D. Winnicott, de M. Mahler et de H. Kohut.
L'enfant éprouve le besoin fondamental d'être pris au sérieux
et d'être considéré pour ce qu'il est, comme centre de sa propre
activité. Ce besoin est tout aussi légitime que le désir
pulsionnel, bien qu'il soit de nature narcissique, et sa
satisfaction est une condition indispensable à la formation d'un
sentiment de soi sain.
« Ce qu'il est » signifie : les sentiments, les sensations et leur
expression même chez le nourrisson. « Les sensations internes
(!) du bébé et du tout-petit, écrit M. Mahler, constituent le noyau
du Soi. Elles demeurent, semble-t-il, le point central,
cristallisateur du "sentiment de soi" autour duquel s'établit le
"sentiment de son identité" » (éd. fr. 1973, p. 22).
Dans une atmosphère de respect et de tolérance pour les
sentiments de l'enfant, celui-ci peut, dans la phase
de séparation, abandonner la symbiose avec sa mère et faire
ses premiers pas vers l'autonomie et l'individuation.
Pour que les conditions nécessaires à la formation d'un
narcissisme sain puissent être réunies, il faudrait que les
parents de ces enfants soient nés eux-mêmes dans un tel
climat.
Des parents qui n'ont pas connu ce climat lorsqu'ils étaient
enfants ont des besoins narcissiques insatisfaits, ce qui veut
dire qu'ils vont chercher toute leur vie ce que leurs parents n'ont
pas pu leur donner au bon moment : un être qui s'adapte
totalement à eux, qui les comprenne entièrement et les prenne
au sérieux, qui les admire et leur obéisse aveuglément.
Ils ne pourront jamais trouver ce qu'ils cherchent, puisque ces
besoins insatisfaits datent d'une époque à tout jamais révolue,
celle des premiers temps de la formation du Soi.
Un être qui a un besoin inassouvi et inconscient
— parce que refoulé — est soumis à une compulsion de
trouver des satisfactions de rechange.
Leurs propres enfants sont les mieux placés pour fournir cette
satisfaction de rechange à ces parents. En effet, un nouveau-né
dépend entièrement de ses parents, pour le meilleur et pour le
pire. Il a besoin de leur aide pour survivre, et fera donc tout pour
ne pas la perdre, comme une petite plante qui se tourne vers le
soleil (cf. A. Miller, 1971).